#1 : La draft de 1984

Draft_1984

Note : Cet article est la traduction quasi-exhaustive d’un passage intitulé « Et si la draft de 1984 s’était déroulée différemment ? », extrait du Livre du Basket-ball de Bill Simmons. La façon dont cette draft a influencé l’histoire de la NBA plus que tout autre événement y est tellement bien décrite qu’il n’y a pas grand-chose à ajouter.

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Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’événement qui a eu le plus d’impact sur l’histoire de la NBA n’a pas été le fait que Portland a choisi Sam Bowie au lieu de Michael Jordan, mais bien le déroulement de la draft 1984 dans son ensemble. La somme de talents présente était si immense que cette draft a inspiré le concept de « tanking » à Houston et Chicago, qui ont délibérément saboté leur saison régulière afin d’avoir les meilleures chances d’obtenir le premier choix. Lorsque Houston a remporté la loterie et s’est réservé Hakeem Olajuwon, la course aux joueurs est devenue frénétique.

Voici ce que nous savons avec certitude :

1.

Les Blazers (qui avaient le deuxième choix) et les Bulls (qui avaient le troisième) auraient échangé leurs choix de draft contre Ralph Sampson, même si cela n’aurait pas été suffisant pour obtenir un pivot rookie hyper-coté qui avait cet été-là la troisième valeur d’échange la plus élevée derrière Magic et Bird. Bien plus tard, Jack Ramsey, l’entraîneur des Blazers, dira au journaliste Sam Smith :

« Il nous fallait un pivot. Nous aurions fait cet [échange]. »

En 1996, dans son autobiographie Living the Dream, Hakeem affirme que Houston a presque échangé Sampson à Portland contre Drexler et le deuxième choix :

« Entre 1984 et aujourd’hui, les Rockets auraient pu avoir Clyde Drexler, Michael Jordan et moi, Nous aurions progressé ensemble, joué ensemble, gagné ensemble. Mais les Rockets n’ont jamais franchi le pas. »

Que cela soit vrai ou non, on ne peut rien reprocher à Houston car Drexler n’avait pas exactement mis le feu à la NBA lors de son année rookie. Mais imaginez Hakeem, Jordan et Drexler faisant toute leur carrière ensemble. C’est comme si Microsoft et Apple avaient fusionné en 1981.

2.

L’équipe de Chicago n’était pas assez bonne pour Jordan et les requins n’ont pas tardé à se mettre en chasse après sa sélection, accréditant la thèse selon laquelle Portland s’était planté et bien planté. Après la draft, Dallas a immédiatement proposé Mark Aguirre à Chicago contre leur troisième choix. Philadelphie a offert un Julius Erving sur le déclin, le choix numéro cinq et Andrew Toney (1). Des échanges avec Seattle (Jack Sikma) et Golden State (Joe Barry Carroll) ont été évoqués. Finalement, les Bulls commencé à avoir l’impression d’être assis sur un billet de loterie gagnant. Et c’était bel et bien le cas.

3.

Patrick Ewing a failli s’inscrire à la draft avant de se raviser et de retourner à Georgetown. Si Ewing avait été là, il aurait été choisi en premier et Hakeem en second (par Portland). Et puis ? L’ancien directeur général des Bulls, Rod Thorn, a déclaré au journaliste Filip Bondy que Jordan avait priorité sur Bowie à cause des nombreuses blessures qu’avait subi ce dernier. Ils venaient d’être échaudés par deux choix de draft de haut de tableau discutables : Ronnie Lester (genoux fragiles) et Quintin Dailey (mauvais esprit). Ils voulaient une valeur sûre. Bien sûr, si Hakeem avait débarqué à Portland, tout ce qui s’est passé en NBA de 1985 à 1998 aurait été différent (d’autres finales, d’autres champions, Ewing qui ne joue pas à New York…). Ça donne mal à la tête.

4.

Le potentiel de Jordan était difficile à estimer, car il avait joué pour Dean Smith en NCAA à une époque où le temps de possession de balle était encore illimité (2). Tout le monde savait qu’il était bon, mais à quel point ? Son immense talent est resté dans l’ombre jusqu’aux épreuves de sélection pour les Jeux Olympiques de 1984, durant lesquelles Jordan a tellement dominé ses adversaires que l’entraîneur américain Bobby Knight a appelé son copain Stu Inman (le directeur général de Portland) et l’a supplié de prendre Michael. Lorsque Inman, hésitant, a dit que Portland avait besoin d’un pivot, Knight aurait crié :

« Eh bien, fais-le jouer pivot ! »

Nous savons aussi que Nike (dont le siège se trouve à Portland) a construit une ligne de baskets entière autour de Jordan avant que celui-ci ne joue un seul match NBA. Se justifier en invoquant l’ignorance du potentiel de Jordan n’est donc que mauvaise foi de la part des Blazers (3).

5.

Portland n’avait pas « désespérément » besoin d’un pivot. Ils avaient gagné 48 matchs en saison régulière avec deux très bons pivots – Mychal Thompson (16 points, 9 rebonds de moyenne en 33,5 minutes) et Wayne Cooper (10 points, 6 rebonds de moyenne en 20,5 minutes) – et avaient une bonne monnaie d’échange pour les trades, comme Drexler, Jim Paxson (deuxième cinq majeur NBA et agent libre restreint), Fat Lever (un meneur plein d’avenir), Calvin Natt (un ailier intimidant) et Cooper. Ce dont ils avaient vraiment besoin, c’était d’un rebondeur ; leurs deux ailiers forts (Natt et Kenny Carr) manquaient de taille. Tout l’été, San Diego a mis sur le marché Terry Cummings, un scoreur-rebondeur, et a fini par l’échanger contre Marques Johnson après la draft.

*****

Pourquoi les Blazers n’ont-ils pas fait aux Clippers une offre plus qu’alléchante pour obtenir Cummings (par exemple, Drexler-Natt) et pris Jordan en second ? Ou alors, ils auraient pu offrir le paquet à Houston pour Sampson : le choix numéro deux, Drexler et Fat Lever. Au lieu de ça, ils ont envoyé Lever, Cooper, Natt et leur premier choix de 1985 à Denver contre Kiki Vandeweghe, un formidable scoreur (29,8 points par match en 1984) qui se trouvait être également le pire des défenseurs. Pour vous donner une idée de l’aveuglement des négociateurs de Portland, sachez que les Nuggets sont passés d’une saison de 38 à 52 victoires et sont arrivés en finale de la Conférence Ouest 1985 uniquement à cause de ce trade. Quant à Portland, il est probable qu’ils se sont réunis la première semaine de juin et discuté de deux possibles options :

  • Option n°1 : Jordan (l’arrière universitaire le plus spectaculaire de la décennie), Lever (23 ans, qui intégrera le deuxième cinq majeur de la NBA à peine deux ans plus tard), Cooper (27 ans, 13 points et 8 rebonds de moyenne à Denver les deux années suivantes), Natt (23 points et 8 rebonds de moyenne en 1985) et un choix de premier tour en 1985 (qui sera le quinzième).
  • Option n°2 : Vandeweghe et Bowie.

N’importe quelle personne avec un minimum de bon sens choisit l’option n°1, à moins d’être raisonnablement certain que : (a) Bowie est une valeur sûre, et (b) : ne pas prendre Jordan n’entraînerait pas de regret. Mais visiblement, les cerveaux de Portland étaient « raisonnablement certains » de ces deux choses… Pour bien marquer à quel point il était inepte, ridicule et indéfendable d’avoir une telle impression, voici une rétrospective des vingt-deux premières minutes de la draft de 1984.

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1984draft

La draft est présentée par Al Albert et Lou Carnesecca, pour USA Network.

0’00.

Début de la draft.

0’02.

Albert fait monter la tension en annonçant qu’il y a « six futures superstars » dans la draft. Il a dû compter deux fois Charles Barkley et ses 135 kilos.

0’03.

Les yeux cachés derrière une paire de lunettes noires, Carnesecca badine d’un air gêné en agitant son stylo pendant au moins quarante secondes, et fait tout son possible pour ne pas regarder la caméra. On se demande ce qu’il fait là.

0’07.

La chaîne fait défiler l’ordre du premier tour de la draft sur un fond musical phénoménal qui ressemble à la bande-son d’un porno des années 80. David Stern marche ensuite vers le podium pour sa première draft NBA. Il a la moustache de l’acteur Gabe Kaplan. Ce n’est pas sur NBA TV qu’il faudrait rediffuser cette draft, mais sur la chaîne Comédie !.

0’10.

L’un des deux types assis à la table de Houston a une coupe mulette et une grosse moustache. Vive les années 80. Pendant qu’ils discutent au téléphone se déroule l’échange suivant :

AL : Les Rockets ont touché deux fois le gros lot. L’an dernier, ils avaient le choix numéro un d’une draft qui comprenait Ralph Sampson ; cette année, Hakeem Olajuwon a décidé de se présenter plus tôt, juste à temps pour que Houston puisse le sélectionner.

(Trois secondes de silence.)

LOU (d’une voix à peine audible) : On peut dire que le facteur a sonné deux fois.

0’11.

Hakeem (qui à cette époque s’appelait encore « Akeem ») est choisi en premier. Il a une superbe coiffure Jheri Curl coupée court, un smoking noir et un nœud papillon marron. Fantastique. Et vous savez quoi ? Le plus intéressant, c’est que Houston vient de laisser de côté le plus grand joueur de l’histoire et que malgré tout, ils ont fait le bon choix. Comme valeur sûre, il vaut toujours mieux prendre un pivot qu’un arrière. Toujours.

0’12.

Eddie Murphy trouve l’accent à donner au prince Akeem dans Un prince à New York en entendant l’interview d’Olajuwon avec Bob Doucette. Ça ne fait aucun doute. Il a même donné son prénom au personnage.

0’16.

Stern prononce l’une des phrases les plus inoubliables de l’histoire de la NBA : « Portland sélectionne Sam Bowie, de l’Université du Kentucky ». La caméra montre les représentants assis à la table de Portland avec sur leurs visages les mêmes expressions : « Aïe, j’espère qu’on ne s’est pas totalement plantés. » Au cours de cette draft, Stern a toujours prononcé le nom des franchises au complet, sauf à cet instant précis : il a sauté la partie « Trail Blazers », comme s’il avait envie de quitter la scène aussi vite que possible. On peut le comprendre. Puis Bowie monte tranquillement sur scène pendant que Al commente :

« Sam Bowie, qui a récupéré d’une fracture de stress au tibia gauche, a manqué deux saisons. Il a prolongé sa participation au programme sportif universitaire, et a fait un gros retour avec Kentucky. »

(Donc, une équipe qui vient de perdre le pivot qui soutenait la franchise six ans plus tôt en raison de fractures de stress répétées aux pieds – en l’occurrence, Bill Walton – a pris un autre pivot qui avait raté deux saisons universitaires complètes à cause de fractures de stress. Et il a trois ans de plus que le joueur qui est une valeur sûre sur le point de se faire drafter juste après lui ? C’est encourageant !)

0’17.

Lors d’une compilation peu passionnante des meilleures actions de Bowie, Al nous dit encore que Sam a récupéré pleinement de ses fractures de stress avant d’ajouter tout à fait sérieusement :

« Il a renoncé à disputer les Jeux Olympiques. »

La bonne blague. Tous les grands joueurs universitaires avaient essayé d’intégrer cette équipe, sauf Sam. Ça aurait dû mettre la puce à l’oreille de certains. Mais visiblement, non.

0’18.

La compilation des meilleures actions de Bowie se termine par une image figée du joueur et un graphique avec ses statistiques pour l’année 1984 : 10,5 points et 9,2 rebonds de moyenne, 52 % de réussite au tir, 72 % aux lancers francs. En d’autres termes, ses stats universitaires étaient pires que les stats NBA de Mychal Thompson. Tu parles d’une amélioration ! Les statistiques universitaires incroyablement banales de Bowie devraient vous rappeler quelqu’un d’autre. Un pivot d’OSU, numéro un de draft, paraissant vingt ans de plus que son âge, qui a également joué pour Portland…

Pendant ce temps, Al et Lou ont l’échange suivant :

AL : Alors, Lou, que peut-on dire d’un jeune joueur qui a raté deux années d’apprentissage cruciales et a dû se remettre à niveau ?

(Qu’il ne faut pas le choisir ?)

LOU : Eh bien, je pense que cela montre une certaine persévérance. Il ne s’est pas laissé décourager par tous ses malheurs, est revenu avec succès, et regardez où il en est maintenant.

Doucette interviewe Bowie, qui, lorsqu’on le revoit, ressemble à un personnage tragique. On a de la peine pour lui, car il était très poli et se comportait bien. Ce n’est quand même pas de sa faute s’il a été drafté à la place de Jordan, non ? Et quand il n’était pas blessé, c’était un bon pivot. Il ne l’a été que 54 % de sa carrière, mais quand même. Le premier échange :

DOUCETTE : Sam… Vous êtes l’illustration même du courage. Vous avez dû vous battre contre l’adversité, et je sais que beaucoup de gens, vous en particulier, sont heureux de voir que votre heure est enfin arrivée.

SAM : Oui, j’ai dû m’éloigner des parquets pendant deux ans suite à ma blessure à la jambe, mais j’ai été soutenu par la communauté de Lexington et de l’État du Kentucky. Je ne sais pas si j’aurais été capable d’y parvenir sans leur aide.

(Imaginez un peu ce que les fans des Blazers en train de regarder ça doivent penser. C’est formidable que Sam ait réussi son retour alors que les chances étaient limitées, mais pourquoi prendre quelqu’un dont « les chances étaient limitées » au lieu d’une valeur sûre ? Pourquoi même envisager de prendre le risque ? Pourquoi ? Ah, mais oui : rien n’enflamme davantage les fans que les termes « persévérance » et « ne pas se laisser décourager ». Tant pis pour Jordan et ses stupides dunks !)

0:19.

Ça devient de mieux en mieux…

DOUCETTE : [Les Blazers] disent qu’ils vous ont fait passer une grosse batterie de tests physiques avant de prendre une décision à votre propos. Comment cela s’est-il passé ?

SAM (avec un sourire timide) : Eh bien, je suis allé à Portland et leurs tests physiques ont duré environ sept heures. Ils n’ont vraiment rien laissé passer, donc… Je pense que ma situation est très différente de celle de Bill Walton. Je sais qu’il a eu une fracture de stress, mais en ce qui me concerne, je suis à 100 %.

(Attendez… Les tests physiques ont duré sept heures ? Vraiment ? Sept heures ?)

0:20.

Plan de coupe sur les deux représentants de Chicago à leur table, l’air satisfait (4), pendant que Al ménage le suspense pour le choix numéro trois en faisant une pause et en baissant la voix, avant de dire finalement :

« Michael Jordan devrait être le prochain à sortir. »

Pour la première fois en vingt minutes, Lou a l’air réveillé :

« Mmmmmm, celui-là, tout le monde l’attend. Il est vraiment fascinant. »

Mais des tests physiques de sept heures sont tout aussi fascinants. C’est à partir de là que ça devient vraiment formidable.

AL : Il y a eu polémique concernant le choix des Blazers. Ils avaient été tentés de prendre Michael Jordan, un joueur incroyable au talent unique, au lieu de Sam Bowie, qui revient tout de même de blessure. Il dit que tout va bien, que Portland lui a fait faire un test physique de sept heures, mais la question est de savoir maintenant si Bowie va tenir la distance avec 82 matchs par an.

LOU (hochant la tête) : C’est un risque calculé.

Sans commentaires.

0:22.

Stern, guilleret : « Les Chicago Bulls choisissent Michael Jordan, de l’Université de Caroline du Nord. » La foule applaudit tout en lançant des acclamations. Ils ont déjà compris. Un montage passionnant des meilleurs moments de la jeune carrière de MJ apparaît à l’écran.

AL : Ce jeune homme est unique.

LOU (qui s’anime soudainement) : Il marque les paniers importants, il peut se frayer un chemin jusqu’au panier, il a une maîtrise du jeu incroyable. C’est un joueur aux qualités immenses, à l’image de Dr J. Il n’est pas encore à son niveau, mais il appartient à cette classe. Michael va être un très grand joueur. C’est un peu le choix du peuple : les gens aiment voir ce jeune homme à l’œuvre.

AL : C’est une future star, excellent tireur, avec de formidables qualités athlétiques. Beaucoup d’équipes ont essayé de chiper leur troisième choix à Chicago.

*****

Sérieusement…

Relisez simplement l’intégralité du passage de 0:16 à 0:22. Une version révisionniste de l’histoire est apparue ces dernières années, arguant que la sélection de Bowie était défendable parce que la NBA recherchait à tout prix des joueurs de grande taille. Mais comment une équipe peut-elle parier sur un joueur avec des caractéristiques négatives comme « risque calculé », « test physique de sept heures », « éloigner des parquets pendant deux ans » et « adversité/courage/persévérance », et laisser un joueur avec des caractéristiques positives comme « talent unique », « très grand joueur », « future star », « valeur sûre », « à l’image de Dr J », « qualités immenses » et « choix du peuple » ? C’est incompréhensible. Totalement, complètement incompréhensible.

Ce qui nous amène à un petit bonus. Que se serait-il passé si, le jour de la draft, les dirigeants de Portland avaient tous pris une grande inspiration, s’étaient demandé s’ils n’étaient pas devenus fous et avaient réfléchi une dernière fois ? Apparemment, le propriétaire des Blazers, Larry Weisberg, adorait Jordan, mais c’était aussi un magnat de l’immobilier discret et sans prétention qui ne faisait ressentir aucune appréhension à son personnel. S’il s’était agi de quelqu’un d’autre, la crainte du courroux divin aurait frappé tous ceux qui avaient à décider du choix et ils en seraient venus à choisir la valeur sûre. Mais les Blazers n’avaient pas peur de Weisberg, ni des répercussions. Du coup, ils se sont orientés vers Sam Bowie… et se sont méchamment plantés.

Mais bon… Après tout, il n’en allait jamais que de l’avenir de la NBA, de centaines de millions de dollars en pertes de revenus, de quatre à dix championnats dilapidés, et d’une occasion perdue d’avoir dans son équipe le plus grand joueur de basket-ball de tous les temps. Peu de chose, n’est-ce pas ?

draft-1984

 


 

(1) L’offre de Philadelphie n’a jamais été rendue publique. Un an plus tard, Harold Katz a essayé d’échanger Erving contre Terry Cummings ; « Doc » en a parlé à voix haute et toute la ville de Philadelphie a allumé Katz.

(2) La NCAA a adopté un temps de possession de 45 secondes au cours de la saison 1985-1986. Ce temps de possession est passé à 35 secondes au cours de la saison 1993-1994, puis à 30 secondes au cours de la saison 2015-2016.

(3) Les deux meilleurs joueurs au camp d’entraînement prolongé qui incluait tous les grands noms de la draft 1984 et 1985 étaient Jordan et Barkley. Chuck a été coupé après que Knight lui a demandé de perdre du poids et que Barkley a fait le contraire. Malone, Stockton, Joe Dumars et Terry Porter n’ont pas non plus été retenus. Par contre, Jeff Turner, Joe Kleine, Steve Alford et Jon Koncak sont passés. Bizarre autant qu’étrange.

(4) Si jamais vous avez la chance de tomber sur la vidéo, observez le regard du type qui est au téléphone pour Chicago. Il a l’air tellement heureux qu’on dirait que quelqu’un le… sous la table. Incroyable.

#2 : Len Bias, regrets éternels

Len_Bias_Maryland

Len Bias à l’Université du Maryland, avant le drame. (1)

*****

19 juin 1986, 6h33.

911 : Ici les urgences du Comté.

BRIAN TRIBBLE : Il faudrait envoyer une ambulance au (?) 1103 Washington Hall. C’est pour une urgence. C’est Len Bias. Il revient de Boston et il a besoin d’aide.

911 : Pourriez-vous être plus précis ?

TRIBBLE : Hein ?

911 : Pourriez-vous être plus précis ?

TRIBBLE : Quelqu’un… Len Bias… Il a besoin d’aide.

911 : Peu importe son nom. Quel est le problème ?

TRIBBLE : Il respire mal.

911 : Pouvez-vous me donner une adresse ?

TRIBBLE : 1103 Washington Hall, sur le campus de l’Université du Maryland.

911 : Washington Hall ?

TRIBBLE : Oui.

911 : Quel est votre nom ?

TRIBBLE : Brian.

911 : Brian comment ?

TRIBBLE : Tribble.

911 : Tribble ?

TRIBBLE : Oui.

911 : De quel numéro m’appelez-vous, Brian ?

TRIBBLE : Je suis dans la chambre de Len Bias. Le numéro de téléphone, je ne le connais pas.

911 : Quel est le numéro de la chambre ?

TRIBBLE : 1103.

911 : 1103 ?

TRIBBLE : Oui.

911 : À Washington Hall ? Vous avez une adresse complète ?

TRIBBLE : Je ne sais pas. Il n’y a pas d’adresse, c’est juste Washington Hall (?). Allez à Hungry Herman’s [un restaurant local], continuez jusqu’ici et prenez à droite. S’il vous plaît, faites vite. Ce n’est pas une blague.

911 : Très bien. Washington Hall, appartement numéro 1103.

TRIBBLE : On est en train de lui faire du bouche-à-bouche. Vous entendez ? C’est Len Bias. Vous devez le ramener à la vie. Il ne peut pas mourir… Je vous en prie, venez vite.

911 : Très bien. Washington Hall. Et appartement, euh, chambre numéro 1103, c’est bien ça ?

TRIBBLE : Mmh-hm.

911 : Mille, cent et trois.

TRIBBLE : Mmh-hm. Mille, cent et trois.

911 : Parfait. Une ambulance est en route.

TRIBBLE : Vous dites ?

911 : Une ambulance est en route.

TRIBBLE : O.-K.

911 : Merci.

*****

L’histoire de Len Bias a été racontée en long, en large et en travers dans plusieurs articles et documentaires trouvables sur Internet (2). Nous n’allons donc pas dresser ici un portrait détaillé du joueur ; nous nous contenterons de parler de celui qu’il était, de celui qu’il aurait pu (et dû) devenir, et pourquoi sa mort prématurée a changé le destin de la NBA plus que tout autre événement dans l’histoire de la ligue (à l’exception de l’un d’entre eux, dont nous parlerons plus tard).

*****

Comment calculer les dommages causés par la perte de Len Bias à court et long terme ?

En juin 1986, les Celtics venaient de terminer l’une des saisons les plus accomplies de l’histoire de la NBA et avaient le luxe de posséder le deuxième choix général de la draft à venir, suite à un échange avec Seattle qui avait eu lieu deux ans plus tôt. Et les dirigeants savaient quoi en faire. Cela faisait déjà plus d’un an que Boston avait l’œil sur Len Bias, un ailier explosif de l’Université du Maryland. Leur envie de l’avoir était telle que Red Auerbach lui-même avait poussé Bias à retarder d’un an son inscription à la draft, afin de pouvoir l’obtenir en 1986. Le champ était libre pour obtenir le jeune joueur ; les Cavaliers, titulaires du premier choix, qui auraient été les seuls à pouvoir les en empêcher, avaient l’opportunité de drafter Brad Daugherty, l’un des plus grands espoirs de la NBA. Ils n’allaient sûrement pas passer à côté.

Pour les Celtics, on ne pouvait pas imaginer comme meilleure jeune recrue qu’un ailier avec le profil de Bias. On pouvait plus ou moins le décrire comme un James Worthy en plus physique, mais avec les qualités athlétiques de Jordan. C’était un excellent athlète capable de jouer aux deux postes d’ailier ; un roublard hyper-compétitif avec un fond de méchanceté ; un scoreur capable de conduire efficacement l’attaque de Boston pendant de longues minutes en sortie de banc ; un rebondeur qui pouvait se frotter aux jeunes loups comme Barkley et Malone ; et, pour faire bonne mesure, un joueur qui adorait fracasser des alley-oops et était donc parfait pour concrétiser les passes magiques de Larry Bird. (En dehors de Jordan et de Dominique Wilkins, aucun joueur des années 80 n’attaquait le panier comme le jeune Len Bias. Aucun.)

Le 17 juin 1986, Bias est drafté par les Celtics. Le 18 juin, il s’envole vers Boston pour officialiser sa sélection. Le même jour, Bias revient dans le Maryland où la nuit est tombée. Il va fêter sa sélection avec des amis, rentre à son dortoir universitaire vers trois heures du matin et s’enfile plusieurs rails de coke avec un ami d’enfance, Brian Tribble, ainsi que quelques-uns de ses coéquipiers. Trois heures et demie plus tard, Bias est pris de convulsions. Brian Tribble donne aux urgences le coup de fil retranscrit ci-dessus. Les secours arrivent, mais il est déjà trop tard. Len Bias décède aux alentours de neuf heures du matin. Overdose de cocaïne.

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Les dommages causés par la perte de Bias sont faciles à définir tant ils sont évidents. La NBA a perdu une future star et a dû faire face à un problème de drogue encore plus important que les précédents. Les Celtics, pour leur part, ont dû attendre vingt-et-un ans pour récupérer complètement :

  • À long terme, la perte de Bias était une catastrophe. C’était comme enlever Pippen des Bulls de 1987, Malone du Jazz de 1985 ou Duncan des Spurs de 1997. Pour couronner le tout, une limite mise en place peu avant la mort de Bias interdisait aux propriétaires d’échanger à tous vents des choix de premier tour. Il était donc nettement plus difficile pour une équipe de s’améliorer.
  • À court terme, l’histoire est passée à côté d’une équipe des Celtics de 1987 qui aurait pu être la meilleure de tous les temps. L’une des trois plus grandes équipes de l’histoire, avec l’un des cinq meilleurs joueurs de tous les temps et la meilleure front line de l’histoire avec l’un des trois meilleurs attaquants de la décennie.
  • À moyen terme, l’absence de Bias a contraint Bird et McHale à jouer de longues minutes supplémentaires ; ils se sont tués à la tâche toute la saison et n’allaient plus jamais être les mêmes après ça. Le corps de Bird l’a lâché un an plus tard (d’abord les talons, puis le dos) ; McHale s’est blessé au pied avant les play-offs de 1987, est revenu plus tôt que prévu car personne ne pouvait compenser son absence, s’est cassé le pied, a continué de jouer malgré sa blessure et n’a jamais vraiment récupéré. Bias aurait réduit les minutes de tous ses équipiers, évité qu’ils ne jouent blessés, et rendu les matchs plus faciles.

Mais ce n’est pas tout. Nous aurions pu voir un Bias ricanant jouant des coudes avec les « Bad Boys » de Detroit entre 1987 et 1992 ; un triple rivalité fascinante entre Barkley, Malone et Bias ; des matchs spectaculaires contre les Blazers et les Hawks, dont les enjeux auraient été relevés par la présence de Bias ; des actions à couper le souffle entre Bird et Bias (3) ; une équipe des Celtics qui serait de façon improbable devenue « cool » ; et Bias, devenu All-Star de la Conférence Est, en train de résister à Jordan sans cligner des yeux ou être intimidé.

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C’est probablement ce dernier point qui fait le plus mal. Bias avait un tempérament effronté, une façon d’être, un parfum de basket des rues que personne d’autre n’avait. À l’époque, les joueurs portaient encore des shorts serrés et se tapaient dans les mains de façon maladroite. Seuls quelques joueurs étaient « cool » et ceux qui l’étaient (Wilkins, Worthy, Jordan, Bernard King) gardaient pour la plupart leurs émotions pour eux. Jordan aurait adopté cette attitude de playground s’il avait fréquenté une autre université que celle de Caroline du Nord, dans laquelle le coach Dean Smith fronçait les sourcils sur tout ce qui pourrait être perçu comme de la vantardise face aux adversaires et tempérait ses fanfaronnades dans une certaine mesure. Jordan a été une icône publicitaire sportive, mais Bias a apporté le style des rues dans le monde professionnel. Les fans afro-américains se reconnaissaient en lui, bien plus qu’ils ne l’avaient fait avec Hawkins, Monroe et Erving.

Lorsque le style des rues de Bias devint plus à la mode dans les années 90 (grâce au « Fab Five » d’UNLV, les moqueries après les dunks, les shorts baggy, le trash talk et tout le reste), il parut soudain devenir un peu artificiel, comme si les joueurs ne l’utilisaient que pour se faire remarquer. Len Bias n’avait rien d’artificiel. Il ne dunkait pas sur la tête des autres joueurs pour avoir l’air cool, mais pour mettre les choses au point et donner le ton. Il luttait férocement au rebond et hurlait parfois pour montrer à tout le monde qui était le patron. Il aboyait sur ses coéquipiers, les arbitres et les adversaires. Si les fans huaient Maryland lors d’un match à l’extérieur, il avait l’attitude des grands joueurs : ayant appris à canaliser ses émotions, il se motivait encore plus, faisait taire les crieurs, puis triomphait lors du silence respectueux que l’on entendait lorsque le match était plié. Il jouait avec passion et avec le cœur. Parfois, ses mauvais côtés refaisaient surface, mais jamais au point qu’on ne le sente totalement déphasé. Il se démarquait, tout simplement.

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Si Bias était arrivé sept ou huit ans plus tard, il aurait sans doute porté des short baggy et utilisé le trash talk comme tout le monde, mais en plus d’être un grand joueur, il aurait été vrai. Bias était en avance sur son temps. Vraiment. Nous avons passé des années à chercher un rival pour Jordan (comme Frazier l’a été pour Ali, quelqu’un qui aurait su faire ressortir le meilleur en lui) alors qu’en fait, ce joueur était probablement Len Bias. Le destin nous l’a pris, et l’a pris aux Celtics. Bias était censé prendre le flambeau de Russell, Havlicek et Bird. C’est dire combien il était bon. Il faut croire que tout ça était trop beau pour être vrai.


(1) Source photo : http://www.theshadowleague.com

(2) Pour en apprendre plus sur Len Bias, les circonstances et les conséquences de sa mort, vous pouvez visionner l’excellent documentaire Without Bias de la série 30 for 30 d’ESPN.

(3) À l’époque, Bird « s’ennuyait » régulièrement pendant les matchs, passait des mi-temps entières à tirer de la main gauche et a joué un match en 1986 où lui et Walton avaient essayé de compter le nombre de manières différentes avec laquelle ils pouvaient lancer une action où Bird passait à Walton, puis coupait vers le panier et captait une passe de Walton en retour. Vous ne croyez pas qu’il se serait bien amusé à lancer des alley-oops à Bias ?

#3 : Abdul-Jabbar, un oubli qui coûte cher

kareem_bucks

Lew Alcindor (Kareem Abdul-Jabbar) rejoint les Bucks. Inespéré pour la NBA (1).

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Au début des années 70, l’ABA et la NBA se livraient une guerre sans merci pour attirer les meilleurs joueurs au sein de leur ligue. L’événement qui va vous être raconté ici est l’un est plus déterminants de l’histoire du basket-ball professionnel américain. Tout ce qui a pu se passer en NBA entre les années 1970 et 1980 – l’organisation, le palmarès, les équipes championnes, l’héritage laissé par les joueurs – aurait pu être changé. Si rien de tout ceci n’a eu lieu, c’est en raison d’une simple décision – ou plutôt d’une absence de décision, aussi insensée qu’incompréhensible (2).

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Au printemps 1969, Ferdinand Lewis Alcindor (qui n’a pas encore pris le nom de Kareem Abdul-Jabbar) arrive au terme de sa carrière universitaire. Avec l’équipe de UCLA, il a écrasé tous ses adversaires : trois titres de champion, trois titres de MOP (meilleur joueur du tournoi), des moyennes exceptionnelles, et une dominance telle que les instances universitaires ont interdit le dunk pour lui rendre la tâche plus difficile (sans véritable succès). Les deux ligues professionnelles de basket-ball américaines existantes, l’ABA et la NBA, lui sautent immédiatement dessus : Alcindor est choisi en première position de draft par les Milwaukee Bucks en NBA, et par les New Jersey Nets en ABA. ABA ou NBA, il faut choisir : la famille du jeune homme réunit une équipe d’agents et de conseillers, et passe les mois qui suivent à comparer les deux ligues.

L’ABA et la NBA ont toutes les deux désespérément besoin d’Alcindor. La NBA mettrait la main sur la plus grande star à entrer dans la ligue depuis Oscar Robertson, et son arrivée redonnerait un coup de fouet à une ligue en difficulté face à l’émergence de l’ABA. Les dirigeants de l’ABA, eux aussi, ont de bonnes raisons de vouloir Alcindor : le joueur donnerait une légitimité à leur ligue, qui n’existe que depuis deux ans, leur permettrait d’obtenir un contrat avec une chaîne de télévision, et forcerait la NBA à fusionner avec eux. Les atouts de la NBA ? Son histoire et son prestige. Ceux de la l’ABA ? Une grosse manne financière qui peut leur permettre de faire un pont d’or à Alcindor, tout en espérant récupérer leur argent avec la vente de billets et les droits télévisuels.

Sans jamais donner sa préférence en public, Alcindor avait jeté son dévolu sur l’ABA. Milwaukee possédait ses droits NBA, mais « Big Lew » était davantage intéressé par les Nets : il avait grandi à New York et n’aurait pas été trop éloigné de sa famille, il y avait des musulmans en ville et l’énorme marché de la franchise lui aurait été profitable (3). Mais comme passer l’été à jouer au sein des deux ligues pour se faire une idée précise ne l’intéressait pas, l’entourage d’Alcindor a posé les conditions suivantes à l’ABA et la NBA :

  • Les deux ligues devaient venir les rencontrer et proposer chacune une offre et une seule, la meilleure possible, sans possibilité de marchander ;
  • Alcindor allait prendre sa décision seul : ni son agent, ni son coach, ni même ses parents n’auraient leur mot à dire ;
  • Une fois que le joueur aurait pris sa décision, celle-ci serait définitive.

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Dick Tinkham et Mike Storen, directeurs exécutifs au sein de l’ABA, réfléchissent avec les différents responsables de la ligue pour trouver la meilleure façon de gérer l’affaire. Depuis plusieurs mois, ils préparent l’opération « Kingfish », une stratégie mise en place pour faire signer Alcindor. Ils ont dressé son profil psychologique avec l’aide de professionnels reconnus, ont questionné le joueur ainsi que ses amis de New York et de UCLA, ont étudié ses activités à l’université et l’ont même fait suivre par un détective privé. Tout cela leur a coûté 10 000 $ de frais, mais l’investissement en vaut la peine. Car les informations récoltées permettent aux dirigeants de l’ABA d’arriver à une idée astucieuse :

Lorsque nous rencontrerons Alcindor, nous allons lui donner un chèque d’un million de dollars, encaissable immédiatement, qui fera partie de notre offre. Non seulement ce chèque prouvera que nous sommes sérieux et que nous n’avons pas de problèmes financiers, mais Alcindor va être alléché par la perspective de devenir millionnaire instantanément et il acceptera de jouer pour nous. Et en prime, nous offrirons un manteau de vison à sa mère qui en rêve depuis longtemps.

Ce qui est un très bon plan. Un peu désespéré, mais très bon.

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Personne ne sait exactement si l’entourage d’Alcindor a d’abord rencontré les dirigeants de l’ABA ou ceux de la NBA. Kareem prétend avoir rencontré d’abord les dirigeants de la NBA, Tinkham et Storen affirment le contraire. On s’en tiendra à la version de ces derniers pour plus de clarté.

L’ABA tire en premier. Elle envoie deux représentants pour faire son offre à Alcindor : George Mikan, ancienne légende du basket devenu commissionnaire de l’ABA, et Arthur Brown, propriétaire de l’équipe de New York. Bien que paraissant légitime, ce choix est vu comme inquiétant par diverses personnalités de l’ABA, les talents de businessman de Mikan étant inversement proportionnels à ceux dont il faisait preuve sur un terrain de basket. Mais Mikan était convaincu d’être un bon négociateur et en raison de son statut, il était difficile de le tenir hors de portée de l’affaire. Une grosse erreur, qui va se vérifier tragiquement.

Bon. Mikan et Brown arrivent et commencent à discuter avec Alcindor. Ils parlent de l’arrivée de Lew à New York et proposent même de lui adjoindre éventuellement quelques-uns de ses anciens coéquipiers de UCLA. Des sommes d’argent sont évoquées. Mais pour une raison connue de lui seul, Mikan ne donne pas le chèque à Alcindor. Il reste dans sa poche ! Et au lieu de le lui donner, ils insultent le joueur en lui faisant une offre merdique (un million de dollars, mais sur quatre ans, et pas à la signature). L’équipe de Alcindor quitte la réunion se demandant pourquoi l’ABA ne s’est pas totalement engagée. Et les propriétaires de l’ABA sautent au plafond en apprenant que Mikan n’a pas donné le chèque.

STOREN : Il a été convaincu quand vous lui avez donné le chèque ?
MIKAN : On s’est dit que ce n’était pas la peine de faire notre meilleure offre. Il vaut mieux attendre qu’il nous recontacte, on utilisera le chèque pour la deuxième partie de la négociation.
STOREN : QUOI  ?
MIKAN : Du calme ! Il va nous rappeler. Il reviendra vers nous après avoir écouté l’offre de la NBA.
STOREN : C’est lui qui vous l’a dit ?
MIKAN : Pas exactement. Il a dit que c’était lui qui prendrait la décision.
STOREN : Pauvres crétins ! Pourquoi avoir dépensé tout cet argent pour obtenir des informations sur lui si c’est pour en arriver là ? Pourquoi ne lui avez-vous pas donné le chèque ?

Storen et Tinkham tentent de recontacter Alcindor, mais celui-ci refuse de les rencontrer à nouveau pour réparer la gaffe. Désespérés, les deux hommes interceptent Lew et son père à l’aéroport avant qu’ils ne repartent pour Los Angeles, et lui proposent cette fois le chèque. Le père du jeune homme est tenté, mais il est déjà trop tard. Insulté par l’offre de Mikan et Brown, Alcindor a juré de ne jamais mettre les pieds en ABA et s’est engagé avec les Bucks, qui se sont engouffrés dans la brèche et qui lui ont fait une offre « extrêmement généreuse » (4). Comme promis, il ne reviendra pas sur sa décision. Milwaukee fait signer Alcindor pour un montant record de 1,4 millions de dollars sur cinq ans, et Mikan se fait dégager de son poste de commissionnaire de l’ABA l’année suivante. Comme Kareem l’écrira plus tard : « Les Nets avaient l’avantage et ils ont tout gâché. »

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Alors, que se passe-t-il si Mikan ne gâche pas tout et que « Big Lew » signe avec les Nets ? Peut-être que les Knicks de 1970 ne deviennent pas l’équipe la plus populaire de New York. Peut-être que les Nets récupèrent Rick Barry dans un trade un an plus tard et deviennent une superpuissance. Peut-être que la fusion a lieu plus tôt, peut-être que les Nets deviennent la grande équipe des années 70, et peut-être que Kareem finit par ne jamais jouer avec Magic et les Lakers. Il est en tout cas certain que trois choses n’arrivent pas : les Bucks ne remportent pas le titre en 1971, Oscar Robertson ne rejoint jamais Milwaukee, et le MVP de la NBA en 1971, 1972 et 1974 n’est pas Alcindor ou Abdul-Jabbar. De quoi perdre la tête.


(1) Source photo : http://www.theopenman.com

(2) La plupart de ces informations proviennent du livre Loose Balls de Terry Pluto (2011).

(3) Dixit Kareem lui-même dans son autobiographie Giant Steps (1983).

(4) Pour vous dire à quel point l’offre de l’ABA a vexé Kareem, sachez qu’il n’avait aucune envie particulière de jouer pour Milwaukee. Les Bucks n’ont rien fait pour lui, et il a fui l’équipe dès qu’il en a eu l’occasion après la saison 1975. Il voulait jouer pour les Nets.

 

#4 : Les Lakers miraculés de 1960

Miracle_Landing

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Dans la nuit du 18 au 19 janvier 1960, le lieutenant-colonel à la retraite Vernon Ullman, vétéran de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre de Corée, et son copilote Howard Gifford ont sauvé la NBA.

Vous n’avez jamais entendu ces noms-là ? Alors lisez attentivement ce qui va suivre.

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Le lundi 18 janvier 1960, les Lakers s’apprêtent à rentrer à Minneapolis après un match disputé à Saint-Louis. La veille, ils ont perdu 135 à 119 contre les Hawks, malgré 43 points d’Elgin Baylor. La saison est difficile pour les héritiers de George Mikan, Slater Martin et Vern Mikkelsen ; l’effectif est de qualité, mais manque de cohésion. Contre les Hawks, les Lakers ont ainsi enregistré leur 30ème défaite en 43 matchs. Les cinq titres obtenus entre 1948 et 1954 semblent bien loin. La situation financière de l’équipe n’est pas plus brillante ; elle est même si problématique que le propriétaire, Bob Short, songe sérieusement à déménager sa franchise à Los Angeles pour attirer plus de public (il le fera la saison suivante).

Pour regagner Minneapolis, les Lakers ont à leur disposition un avion privé, un bimoteur DC-3 appartenant à Short, dont l’utilisation est moins coûteuse que l’emprunt des vols continentaux. L’appareil est piloté par un ancien militaire, Vernon Ullman, assisté de son copilote Howard Gifford. Le soir du 18 janvier, Elgin Baylor et ses coéquipiers Frank Selvy, Rod Hundley, Slick Leonard, Dick Garmaker, Larry Foust, Tom Hawkins, Jim Krebs et Boo Ellis arrivent donc à l’aéroport. Parmi les cadres, seul Rudy LaRusso manque à l’appel, un ulcère l’ayant empêché de faire le voyage.

À l’extérieur de l’aéroport, les conditions sont glaciales et quelques flocons commencent à tomber. Le départ est retardé de plusieurs heures. Dans la salle à manger du terminal, Jim Krebs, superstitieux maladif, sort la planche Ouija dont il ne se sépare jamais et l’interroge. La prédiction est sans appel : l’avion dans lequel les Lakers s’apprêtent à embarquer va s’écraser. Krebs met en garde ses coéquipiers, mais ceux-ci ne lui prêtent qu’une oreille distraite. Krebs est un bon garçon, mais c’est aussi un pessimiste notoire, qui répète à qui veut l’entendre qu’il sera mort avant ses 33 ans. Personne ne fait donc attention à ses avertissements répétés et tout le monde finit par embarquer.

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À 20 h 30, le DC-3 quitte Saint-Louis sous un faible blizzard. Près de cinq minutes après le décollage, les lumières de l’avion commencent à clignoter, avant de s’éteindre complètement. Les deux générateurs de l’appareil, trop utilisés lorsque l’avion était encore à terre, se sont arrêtés. Toute l‘installation électrique est en panne. Il n’y a plus de lumière, plus de chauffage, et surtout plus de radio ; sans les instructions de la tour de contrôle, il est impossible de retourner à l’aéroport, de surcroît très fréquenté à cette heure. Comble de malchance, après un quart d’heure de vol, l’orage s’intensifie tant que les pilotes perdent tout contact visuel. Ils décident donc de grimper jusqu’à 8 000 pieds pour s’élever au-dessus du blizzard et pouvoir se diriger.

Ne disposant plus des appareils électroniques qui leur permettent de se guider, Ullman et Gifford prennent de l’altitude en s’aidant d’une simple boussole manuelle. Malheureusement, le vent et le mauvais temps dérèglent l’instrument très vite, contraignant les pilotes à se repérer uniquement grâce aux étoiles, en se basant sur l’étoile Polaire ! Des turbulences font rebondir l’appareil, qui dépasse parfois les 15 000 pieds d’altitude, ce qui est fortement déconseillé pour un avion non pressurisé comme le DC-3. Les passagers suffoquent, les enfants présents à bord de l’avion (dont Jack, le fils de l’entraîneur Jim Pollard, âgé de 11 ans) commencent à être malades et le plancher de l’appareil se met à geler.

À l’intérieur du DC-3, la situation est préoccupante. Les couvertures qui se trouvent dans l’avion sont trop minces et les manteaux d’hiver inefficaces. Le froid, la peur et le manque d’oxygène provoquent spasmes et constrictions. Cependant, en dépit des conditions, personne ne panique, pas même les enfants. Certains passagers se tassent au fond de l’appareil, et les plus optimistes rassurent les angoissés. Ou essayent, tout du moins. Car à cet instant, personne n’a la moindre idée de la façon dont cela va se terminer.

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Toujours incapables de communiquer, les pilotes zigzaguent entre les flocons de neige pendant plusieurs heures. De la glace se forme sur les ailes, les hublots, puis dans la cabine. Toutes les cinq minutes, Ullman et Gifford doivent ouvrir l’une des fenêtres latérales pour gratter la neige sur le pare-brise et avoir un peu de visibilité. Il est près de minuit et demi et l’avion est en l’air depuis quatre heures. Il ne reste plus que 30 minutes de carburant et l’un des moteurs a des ratés. Plus question de tergiverser : Ullman, le visage et les mains gelés, décide de faire descendre l’avion et de chercher un endroit, n’importe lequel, pour atterrir.

Pendant que l’avion amorce sa descente, les pilotes brandissent une lampe de poche par la fenêtre du poste de pilotage, afin de mieux se repérer. Ils aperçoivent une petite agglomération avec un château d’eau sur lesquels sont inscrits les mots : « Carroll, Iowa ». Le DC-3 s’est égaré à presque 150 milles de sa destination initiale, mais personne ne s’en soucie. Ullman se met à tournoyer au-dessus de la ville, dans l’espoir de réveiller quelqu’un qui pourrait allumer les lumières d’une quelconque piste d’atterrissage. Rien ne bouge, mais les manœuvres de l’appareil attirent néanmoins l’attention de la police locale, qui sonne le branle-bas de combat.

Les pilotes essayent plusieurs fois d’atterrir, mais les propriétés du coin sont toutes entourées par des lignes électriques ; aussi doivent-ils continuellement reprendre de l’altitude et recommencer leurs tentatives, augmentant à chaque fois l’anxiété des passagers. Pendant ce temps-là, à terre, les voitures de police, les camions de pompiers et même le croque-mort local font de leur mieux pour suivre un avion qu’ils peuvent à peine voir. Plus d’une fois, l’avion doit se redresser brusquement pour éviter une route goudronnée, un bosquet, et même un semi-remorque qui arrive en sens inverse.

Finalement, les pilotes trouvent le terrain d’atterrissage idéal : un champ de maïs enneigé, dans une ferme appartenant à un certain Elmer Steffes. Le maïs non récolté apparaît sombre sur le fond neigeux, donnant à Ullman une référence visuelle pour atterrir. De plus, le terrain ne comporte ni fossés, ni rochers. C’est décidé : l’atterrissage se fera ici. Les pilotes préviennent les passagers et amorcent leur approche.

À l’intérieur de l’avion, les joueurs se préparent avec anxiété. Frank Selvy pense à sa femme, Barbara, et sa petite fille de 4 mois et demi, Leslie. Dick Garmaker, pétrifié, tente de garder son sang-froid pour ne pas affoler les enfants à bord. Boo Ellis, comme beaucoup d’autres, se demande si l’avion ne va pas subitement tomber en panne sèche, et si la visibilité sera suffisante pour atterrir. Elgin Baylor prend sa couverture, va s’allonger dans l’allée à l’arrière de l’avion à l’endroit qu’il pense être le plus sûr, et s’appuie contre les sièges épais et rembourrés, histoire de mourir confortablement si les choses venaient à mal tourner. Quant à Jim Krebs, il jure solennellement d’arrêter de tricher aux cartes, de se donner à fond sur le terrain et de jeter sa planche Ouija si l’avion atterrit en toute sécurité.

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A 1h40 du matin, après deux tentatives, Vernon Ullman sort les aéro-freins, réduit la vitesse à 70 nœuds et s’approche du champ de maïs avec un faible angle d’inclinaison. Quelques instants plus tôt, les pilotes se sont disputés pour savoir s’il fallait sortir le train d’atterrissage ou atterrir « à plat », comme le stipulent les règlements dans une telle situation. Ullman a décidé de sortir les roues, pour éviter un dérapage ou d’autres complications éventuelles. Les pilotes coupent les moteurs et font atterrir l’avion en douceur sur le mètre vingt de neige qui recouvre la récolte. La décision d’Ullman a été la bonne : l‘avion roule pendant presque cent mètres avant de s’arrêter, aidé par le brin supérieur d’une clôture en barbelés accroché dans la manœuvre par la roue de la queue. Si les roues n’avaient pas été sorties, l’avion aurait continué sa course et serait allé s’écraser dans un fossé escarpé qui se trouvait soixante-quinze mètres plus loin.

Pendant quelques secondes, le silence à l’intérieur de l’appareil est total. Puis les premiers cris de joie éclatent. Les passagers applaudissent, sautent joyeusement hors de l’avion et déclenchent une joyeuse bataille de boules de neige avec les pilotes. Le calme revient néanmoins lorsque tout le monde réalise qu’ils va falloir marcher un bon kilomètre à travers le champ de maïs dans une neige profonde pour rejoindre la route. Mais quelle importance, quand on a la vie sauve ?

Au bord de la route, des camions de pompiers, des voitures de police, des camions et des autos attendent les vingt-deux passagers et l’équipage, qui sont transportés au motel le plus proche. L’entraîneur des Lakers est le dernier à partir, à bord du corbillard conduit par le croque-mort. Comme il n’y a pas de téléphone dans les chambres du motel, Pollard et ses joueurs se mettent à faire la file devant les trois cabines téléphoniques de l’accueil pour informer leurs proches. Larry Foust, surnommé « Desert Head » par Rod Hundley à cause de son crâne chauve, avait l’habitude d’aller boire un coup après les matchs et de justifier ses retards à sa femme Joanie par toutes sortes d’histoires abracadabrantes. La conversation qu’il eut avec elle ce jour-là tourna court :

Larry : « On a été obligés d’atterrir dans un champ de maïs, en Iowa. »

Joanie : « Je ne trouve pas ça drôle du tout. Rappelle-moi quand tu auras décuvé. »

(Elle raccroche).

Larry (à son équipier Tom Hawkins) : « Dis, tu ne pourrais pas demander à Doris d’appeler Joanie et lui dire que nous avons vraiment atterri dans un champ de maïs en Iowa ? »

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À ce jour, il n’existe aucune autre situation dans laquelle une équipe de sport professionnel a échappé de si près à la mort. Une fin moins heureuse aurait été la plus grande tragédie de l’histoire de la NBA, et un coup fatal porté à une ligue qui peinait à trouver sa place à l’époque. Et ce n’est que le début :

  • Nous perdons l’un des quinze plus grands joueurs de l’histoire (Elgin Baylor) au milieu de sa deuxième saison, ainsi que l’ailier le plus athlétique de cette époque et quelqu’un qui était en train de faire prendre conscience à tout le monde que le basket pouvait être joué dans les airs.
  • L’ère Elgin Baylor / Jerry West n’a jamais lieu. Près de cinq cents documentaires, reportages, livres et articles consacrés à la nuit fatidique sont produits.
  • Les Lakers de 1960 arrêtent immédiatement les frais et disparaissent à jamais, ou déclarent forfait pour la saison avant de revenir en 1961 après avoir rempli leur effectif avec des joueurs d’expansion et des choix de draft supplémentaires… Ce qui signifie que nous sommes en train de refaire toute l’histoire de la NBA de 1961 à 2016, avec au moins quinze finales différentes.
  • Enfin, un autre propriétaire s’empare du marché de Los Angeles si les Lakers s’en vont. Serions-nous en train de regarder les Los Angeles Warriors en ce moment ? Qui sait ?

Bref, le fait que l’avion ait atterri en toute sécurité est une bonne chose (et c’est un euphémisme). Notez qu’il existe aujourd’hui une règle appelée la « Catastrophe Rule » : une draft d’expansion, dans laquelle les équipes ne peuvent mettre de veto que sur quatre ou cinq joueurs, est organisée en urgence, puis l’équipe victime de la catastrophe obtient le premier choix de la prochaine draft (en plus de son propre choix). Heureusement que cette règle n’est pas très connue, sinon on compterait plus le nombre de fans en colère qui tenteraient de saboter le charter de leur équipe dans des temps difficiles.

 


 

Larry Foust a été échangé peu après la nuit du 18 janvier. Il a joué douze saisons en NBA, pour une moyenne en carrière de 13,7 points et 9,8 rebonds. Une consommation excessive d’alcool et de cigarettes a fini par le rattraper ; il est mort en 1984 d’une crise cardiaque, à l’âge de 56 ans.

Boo Ellis n’a joué que deux saisons avec les Lakers (pour une moyenne de 5,1 points et 5,2 rebonds). Il a ensuite bourlingué dans des ligues professionnelles mineures, avant de devenir agent de sécurité. Il a disputé des compétitions sportives jusqu’à l’âge de 70 ans, remportant plusieurs titres prestigieux en catégorie senior.

Frank Selvy a passé onze ans en NBA. Il a eu trois autres enfants après Leslie, et vit aujourd’hui en Caroline du Sud. Il a neuf petits-enfants.

Slick Leonard a joué sept ans en NBA pour une moyenne en carrière de 9,9 points, 2,9 rebonds et 3,3 passes décisives. devenu entraîneur, il a remporté trois titres ABA avec les Pacers avant de devenir leur commentateur officiel. Il est entré au Hall of Fame en 2014.

Après six saisons passées avec les Lakers, « Hot Rod » Hundley a travaillé quarante ans à la télévision pour l’équipe du Jazz. Puis il s’est installé en Arizona pour profiter de sa retraite. Il est décédé en 2015 à l’âge de 80 ans, après une vie bien remplie.

Jim Krebs a pris sa retraite après la saison 1964. Il est mort un an plus tard, le 6 mai 1965, à l’âge de 30 ans (soit trois ans plus tôt que ce qu’il avait l’habitude de prophétiser). Un voisin lui avait demandé de l’aider à couper un arbre à moitié abattu, puis de l’appuyer contre la façade de la maison. Pendant que Krebs s’éloignait, un coup de vent fit tomber l’arbre qui lui écrasa la poitrine et le crâne.

Tom Hawkins a joué dix saisons en NBA avant de connaître un franc succès en tant qu’animateur sur la chaîne NBC, autant à Los Angeles qu’au niveau national. Il est mort en 2017 à l’âge de 80 ans dans sa maison de Malibu.

Elgin Baylor est entré au Hall of Fame en 1977 avec une moyenne en carrière de 27,4 points, 13,5 rebonds et 4,3 passes décisives en 14 saisons. Tout est dit.

Dick Garmaker vit à Tulsa, dans l’Oklahoma. Dix jours après l’atterrissage, il a été transféré aux Knicks en échange de 25 000 $ et Ray Felix, permettant à Short de donner à ses joueurs leur paye mensuelle. Une vingtaine d’années plus tard, la société immobilière de Garmaker achetait des appartements à St. Paul en faisant affaire avec Elmer Steffes, le propriétaire du champ de maïs dans lequel il avait atterri.

Rudy LaRusso a joué dix saisons en NBA. Il est mort le 9 juillet 2004 à 67 ans, des suites de la maladie de Parkinson.

Jim Pollard est décédé le 22 janvier 1993 à l’âge de 71 ans. Il a joué huit ans en NBA (moyenne en carrière : 13,2 points et 5,7 rebonds) et a entraîné les Chicago Packers (18 victoires, 62 défaites) après avoir été limogé par les Lakers (14 victoires, 25 défaites).

Vernon Ullman a ramené son DC-3 au bercail lorsque le champ de maïs fut dégagé au bulldozer moins d’une semaine plus tard. À la grande surprise de tous, son permis de vol lui a été retiré après l’incident. Les joueurs l’ont remercié en lui offrant 50 $ chacun, une grosse somme à l’époque. Ullman est mort d’une tumeur au cerveau en mars 1965 ; les Lakers lui ont rendu hommage en offrant à sa femme Eva Olofson (qui était la seule hôtesse de l’air de l’avion) une plaque portant l’inscription : « Au Colonel Vernon Ullman : puissiez-vous atterrir aussi bien pour l’éternité. »

#5 : Moses Malone, triple erreur

MosesMalone

Moses Malone sous le maillot des Houston Rockets. (1)

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Pauvre Moses Malone. Il n’a vraiment pas débarqué en NBA au bon moment. La façon dont son début de carrière a été gâché a déjà été évoquée ici ; ce qui s’est passé quelques années plus tard, lors de la fusion ABA-NBA, est tout aussi affligeant. Une décision malheureuse, et une seule, a affecté les destins de six franchises. Six titres de MVP auraient pu revenir à d’autres joueurs. Six titres de champion (au moins) auraient pu revenir à d’autres équipes. Le public a été privé de ce qui aurait pu être la plus grande équipe de tous les temps et les Clippers ont été précipités dans les bas-fonds de la NBA, où ils ont stagné pendant trois décennies. Mais n’anticipons pas…

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Tout commence en décembre 1975. Anticipant la fusion ABA-NBA, la NBA organise une draft destinée aux jeunes étudiants qui ont quitté l’université avant d’obtenir leur diplôme pour rejoindre l’ABA et devenir professionnels (2). Cinq joueurs ABA sont choisis au cours de cette « pré-draft » hivernale : Moses Malone, Mark Olberding, Mel Bennett, Charles Jordan et Skip Wise. Deux de ces sélections contraignent New Orleans (qui a choisi Malone) et les Lakers (qui ont pris Olberding) à abandonner leur premier choix de draft NBA 1977. L’été suivant, le New Orleans Jazz décide finalement de reprendre son premier choix et abandonne les droits sur Malone. Malone est reversé dans la draft de dispersion ABA/NBA qui doit avoir lieu quelques mois plus tard, et le prix à payer pour l’avoir est fixé à 350 000 $ (3).

Maintenant, vous vous demandez sans doute pourquoi New Orleans n’a pas gardé Malone. Il n’avait que vingt-et-un ans. Ne valait-il pas mieux qu’un futur premier choix ? On peut penser que la direction a mal évalué le talent de Moses, qui n’avait joué que 43 matchs la saison précédente (pour 14 points et 10 rebonds de moyenne) en raison d’une fracture du pied, mais la vraie raison est beaucoup moins défendable. Le Jazz avait jeté son dévolu sur Gail Goodrich, qui était agent libre, et avait besoin de ce premier choix en 1977 pour qu’il ne rejoigne pas Los Angeles.

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Comment une équipe à la ramasse peut-elle être suffisamment idiote pour décider d’aligner un arrière de vingt-huit ans qui ne défend pas (Pete Maravich), avec un arrière de trente-trois ans qui défend pas ? Parce qu’ils pensaient marquer plus de points et que les fans allaient adorer ça. C’est comme ça que la NBA fonctionnait à l’époque. Jerry Kirshenbaum, de Sports Illustrated, a écrit un article sur cet échange dont voici un extrait :

Goodrich avait été recruté un peu plus tôt par la direction de New Orleans, avec la bénédiction de l’entraîneur Butch van Breda Kolff, qui l’avait eu sous ses ordres lorsqu’il avait entraîné les Lakers pendant deux ans vers les fin des années 60. Van Breda Kolff pense que Goodrich est comme lui, qu’il se porte bien pour son âge. L’entraîneur du Jazz, qui en est à sa cinquième équipe professionnelle, a la voix qui sonne comme une corne de brume, vient aux matchs dans ce qu’on pourrait appeler une tenue décontractée, et a fièrement démontré son endurance lors d’une tournée des bars de neuf heures récemment effectuée pour commémorer son cinquante-quatrième anniversaire. Le basket n’y a été abordé qu’occasionnellement.

Extraordinaire. Gail Goodrich a trente-trois ans, ne défend pas, ne marque plus autant qu’avant, est au crépuscule de sa carrière après onze années passées en NBA, mais il se porte bien pour son âge ! La preuve : lors de sa première saison avec le Jazz, Goodrich s’est blessé au tendon d’Achille, n’a joué que 27 matchs et a pris sa retraite deux ans plus tard. Vous voyez qu’il se portait bien pour son âge.

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Il est également curieux que le Jazz ait décidé que la jeunesse et la voracité au rebond de Malone leur serait inutile alors qu’ils avaient dans la peinture des joueurs aussi insignifiants que Rich Kelley, Ron Behagen et Otto Moore. Le talent de Malone était loin d’être un secret ; il a été le premier joueur à passer professionnel juste à la sortie du lycée en 1974, et tout le monde pensait qu’il deviendrait l’un des meilleurs joueurs universitaires de l’Histoire avant qu’il ne décide d’entrer chez les pros. Mais le Jazz n’y a pas accordé d’importance. Van Breda Kolff a dû dire quelque chose comme : « Je me fiche qu’il ait du talent ; à ce qu’on dit, ce type est bête comme ses pieds. Je veux Goodrich ! »

Donc, non seulement le Jazz a renoncé à des droits sur un futur triple MVP, mais en échange de Goodrich (et du premier choix des Lakers en 1978), ils ont en plus abandonné aux Lakers leur premier choix de 1977, 1978 et 1979 et un choix de second tour en 1980. Les Lakers ont eu le sixième choix de draft en 1977 (Kenny Carr), le huitième choix en 1978 (envoyé à Boston contre Charlie Scott) et le premier en 1979 (Magic Johnson). Incroyable. Inimaginable. Ineffable. Inconcevable. La décision (déjà stupide à la base) de casser leur tirelire pour Goodrich a fini par coûter à New Orleans Moses Malone et Magic Johnson.

(Bon, d’accord, le Jazz n’aurait probablement pas eu le premier choix de draft en 1979 s’ils avaient gardé Malone, vu qu’il a remporté le titre de MVP trois ans plus tard, mais l’assertion « Moses et Magic » a de la gueule sur le papier. Admettez-le.)

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Mais attendez. Ce n’est pas fini. La stupide décision du Jazz a été suivie par une décision tout aussi stupide, de la part d’une équipe ayant l’habitude de se tromper dans ses choix : les Portland Trail Blazers.

Le 5 août 1976, la draft de dispersion ABA dans laquelle Malone a été rejeté suite à la décision du Jazz de ne pas le garder a lieu deux mois après la draft NBA « officielle ». Les Blazers choisissent Malone en cinquième position à des fins purement commerciales, car ils n’ont pas la moindre envie de payer son contrat à 300 000 $ par an. De plus, Malone n’avait pas été brillant au camp d’entraînement pour des raisons compréhensibles : c’était sa troisième équipe en trois saisons ; ses compétences étaient extrêmement basiques (c’était un joueur normal, très physique, bon rebondeur, avec un bon jeu de jambes et c’est tout) ; Portland avait un jeu offensif très pointu avec un entraîneur compétent, alors que Malone n’avait jamais été correctement entraîné auparavant ; et il n’a pas cherché à s’investir plus que ça parce qu’il savait qu’il était barré à la fois par Bill Walton et Maurice Lucas, et que Portland allait l’échanger.

Et puis, alors que les Blazers cherchaient à brader Malone au plus vite, Moses s’est littéralement déchaîné dans un match d’exhibition, et les joueurs et les entraîneurs se sont d’un seul coup rendus compte qu’ils avaient dans leur équipe un prodige. Sauf que les dirigeants avaient déjà accepté à ce moment-là de l’échanger à Buffalo contre leur premier choix de draft 1978 et 232 000 $ (4). Une véritable arnaque, compte tenu de la valeur du joueur. On se demande comment ils ont pu se mettre d’accord.

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Tout ceci nous amène ainsi à nous demander ce qui se serait passé si les Blazers de 1977 n’avaient pas échangé Moses Malone. Disons-le ainsi : ils ont remporté le titre sans lui et ils en étaient à 50 victoires et 10 défaites l’année suivante lorsque les blessures aux pieds de Walton l’ont forcé à s’arrêter. Un an plus tard, Walton rejoignait les Clippers et les chances des Blazers de remporter le championnat étaient tombées à zéro. S’ils avaient conservé Moses, peut-être que Walton n’aurait pas continué à jouer malgré la douleur, peut-être n’est-il pas obligé de faire un retour précipité pour les play-offs de 1978, peut-être n’est-il pas victime de toutes ces blessures aux pieds, peut-être ne se dispute-t-il pas avec les médecins de l’équipe…

En fait, peut-être que grâce à Moses, Walton joue 400 à 500 matchs de plus à Portland avec un temps de jeu moindre. Si l’on ajoute la façon dont Moses a mûri en 1977 (13 points et 13 rebonds de moyenne en seulement 30 minutes par match), 1978 (19 points et 15 rebonds), et 1979 (25 points, 17 rebonds, MVP), qui sait combien de championnats auraient basculé ? Pensez à ce manque de bonnes équipes à la fin des années 70. Combien de titres consécutifs les Blazers auraient-ils remporté si Walton ne s’était pas blessé ? Trois ? Quatre ? Cinq ?

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Et ça n’est pas tout. Le pauvre Moses a joué à Buffalo pendant exactement six jours avant qu’ils ne l’expédient à Houston contre deux choix de premier tour en 1977 et 1978, singeant fidèlement les bêtises de Portland puisque Buffalo a en fin de compte échangé un choix de premier tour contre deux choix de premier tour. Bien entendu, ils ont aussi mal géré la chose que les deux autres franchises : Moses n’a joué que six minutes en deux matchs pour les Braves. C’est vrai, quoi : quand vous avez déjà John Shumate et Tom McMillen au poste d’ailier fort, pourquoi vouloir tester le meilleur jeune espoir depuis Lew Alcindor ? Le 25 Janvier 1977, une semaine après la parution d’un article dans SI intitulé « Comment Moses a transformé les Rockets », l’entraîneur des Braves Tates Locke (qui n’avait laissé aucune chance à Moses à Buffalo) a été licencié. Ce n’était pas une coïncidence.

Le choix de premier tour donné aux Braves par Houston en 1977 a fini par être le numéro dix-huit (un certain Wesley Cox), parce que Moses a enflammé les Rockets et leur a fait gagner un titre de division. Lorsque les Rockets ont eu des problèmes la saison suivante (23 matchs manqués par Malone et les atroces séquelles de l’incident entre Tomjanovich et Washington), leur horrible saison à 24 victoires et 58 défaites a donné à Buffalo le quatrième choix de draft global. Sauf que les Braves l’avaient déjà échangé à New Jersey (avec leur premier choix de draft 1979) dans un accord désastreux pour obtenir Tiny Archibald. Et New Jersey a échangé une quatrième fois ce choix, marquant le début de la désastreuse période Micheal Ray Richardson chez les Knicks. Quel bazar.

Buffalo a déménagé à San Diego l’été suivant. Si vous avez bien suivi, techniquement, le fait qu’ils ont laissé tomber Malone et n’aient rien obtenu en échange pourrait être considéré comme leur « malédiction du Bambino » ; à partir de ce jour-là (le 24 octobre 1976), il ne leur est arrivé que des catastrophes. Et à juste titre. Le pire, c’est que la star de Buffalo, Bob McAdoo, ne se plaisait pas du tout dans l’équipe et avait râlé tout l’été pour obtenir un nouveau contrat. Pourquoi les Braves n’ont-ils pas gardé Malone comme assurance alors que leur pivot star avait de grandes chances de finir par s’en aller ? Six semaines après avoir échangé Moses, ils ont expédié McAdoo aux Knicks contre John Gianelli et de l’argent liquide. Et c’est ainsi qu’une ère sombre de trois décennies a commencé pour la franchise qui allait devenir les Clippers.

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Donc, si vous suivez toujours, « Moses la patate chaude » a fini par changer les destins de six franchises en moins de cinq mois :

  • New Orleans (ils ne s’en sont jamais remis et la franchise a déménagé quatre ans plus tard) ;
  • Les Lakers (qui ont pu prendre Magic et remporter cinq titres avec lui) ;
  • Portland (qui a mis à la poubelle l’assurance de Walton et Dieu sait combien de titres) ;
  • Buffalo (ils ne s’en sont jamais remis non plus et la franchise a déménagé deux ans plus tard, emportant avec elle une malédiction qui dure encore aujourd’hui) ;
  • Houston (la franchise est arrivée jusqu’aux Finales de 1981 avec Moses, puis a échangé Malone à Philadelphie pour mettre en place l’ère Hakeem-Sampson) ;
  • Philadelphie (qui a acheté Malone en 1982 et remporté un titre avec lui).

Nous avons également assisté à la destruction de près de l’un des plus grands joueurs de tous les temps : Moses Malone a déménagé tant de fois entre 1974 à 1976 qu’il était pratiquement détruit en arrivant à Houston ; il a fallu aux Rockets une saison entière pour le remettre en confiance. Finalement, il est entré au Hall of Fame et hante trois équipes encore aujourd’hui. Et dire que tout a commencé parce que Butch van Breda Kolff a décidé que Gail Goodrich se portait bien pour son âge.


(1) Source : http://www.nba.com

(2) Comment les dirigeants ont-ils réussi à mettre en place des règles cohérentes pour un truc pareil ? C’est un vrai miracle qu’ils aient réussi à bricoler quelque chose.

(3) C’était vraiment génial, la façon dont la NBA fonctionnait au milieu des années 70. Les dirigeants du Jazz ont dit au commissionnaire O’Brien : « Euh, en fait, on a bien réfléchi et on a changé d’avis à propos de Moses », et le bureau leur a répondu : « Pas de problème ! Reprenez votre premier choix ! » Compte tenu de la façon chaotique dont les choses marchaient à l’époque, on se demande si ça ne s’est pas passé comme ça : O’Brien était sur une autre ligne quand le Jazz l’a appelé, sa secrétaire a demandé la raison de l’appel, le Jazz le lui a dit, elle a répondu : « Ne quittez pas » et a passé le message à O’Brien, qui l’a congédiée en disant : « C’est bien, c’est bien, vous n’avez qu’à leur dire oui » avant d’en revenir à son appel téléphonique. (NDLR : Cette remarque n’est pas de moi, mais de Bill Simmons, extraite du Livre du Basket-ball.)

(4) Le choix de Buffalo a fini par être le troisième de la draft de 1978 : Portland l’a envoyé à Indiana avec Johnny Davis contre le numéro un de la draft, et ils ont choisi Mychal Thompson pour suppléer Walton.

#6 : Wilt, les Lakers et les Sixers

Wilt Chamberlain vs Celtics archive

Wilt Chamberlain avec les Philadelphia 76ers. (1)

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Parmi tous les événements de la catégorie « Destins », voici celui qui soulève peut-être le plus de questions. Car on évoque ici un joueur extraordinaire, peut-être le plus dominant de l’histoire du basket ; tout ce qui touche donc à sa carrière a donc une grande influence sur la NBA en général. Nous allons nous demander ici ce qui se serait passé si Wilt Chamberlain avait rejoint les Lakers et deux des plus grandes stars de l’époque (Baylor et West) au lieu d’être engagé par les Sixers en 1965. Même si la période d’influence n’est que de quatre ans (Chamberlain a rejoint les Lakers en 1969), il est intéressant d’imaginer ce qui aurait pu changer, et aussi de mettre en avant certains éléments que trop peu de gens ignorent concernant Chamberlain.

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Au début de l’année 1965, la rivalité entre Bill Russell et Wilt Chamberlain est à son paroxysme. Les deux joueurs dominent la NBA de la tête et des épaules, avec des performances individuelles à couper le souffle, particulièrement de la part de Chamberlain. Tout le monde s’attend donc à retrouver les Celtics de Russell et les San Francisco Warriors de Wilt en tête de classement de leur Conférence, en compagnie d’outsiders sérieux comme les Lakers de Jerry West, et les Sixers de Greer.

En saison régulière, toutefois, rien ne se passe comme prévu. Du moins pour San Francisco, car les Celtics tiennent leur rang sans se laisser démonter par la retraite de Ramsey et le déclin visible de Tom Heinsohn qui dispute sa dernière saison. Ils finiront avec le meilleur ratio de l’ère Russell (62 victoires pour 18 défaites). Les Warriors, en revanche, s’auto-détruisent ; ils perdent dix-sept matchs d’affilée et leur bilan après 44 matchs est de 10 victoires pour 34 défaites. Et c’est là que la direction de San Francisco prend une décision en apparence insensée : se séparer de Chamberlain, qui est cédé à Philadelphie en plein milieu de la saison pour 30 % de la somme qu’il avait coûté.

Là, bien sûr, on s’étonne : si Chamberlain était si fort et si dominant, pourquoi s’être ainsi débarrassé de lui ?

Voici la réponse. Wilt était généreux, séduisant, amical, facile à aborder et à interviewer. Mais de façon étrange et inversement proportionnelle, c’était le pire des coéquipiers. Il ne comprenait tout simplement pas le concept du jeu collectif. Il rejetait la faute sur ses coéquipiers et ses entraîneurs après les défaites, s’opposait aux coéquipiers qui auraient pu l’aider et humiliait les joueurs adverses devant la presse pour rehausser son éclat. Pendant ses six premières années de carrière, il a monopolisé le ballon, s’est pris de passion pour les statistiques et a demandé à être traité de manière différente de ses équipiers. Quand les Warriors sont tombés en miettes au cours de cette année 1965, le légendaire chroniqueur du Los Angeles Times, Jim Murray, a écrit ceci :

[Wilt] sait faire une chose mieux que personne : marquer. De façon logique, ses équipiers se transforment en une congrégation de majordomes dont la fonction principale est de lui passer la balle sous le panier. Leur talent s’atrophie, leurs désirs s’estompent. Les grands joueurs comme Willie Naulls, qui rejoignent les Warriors, lancent des appels silencieux, comme les naufragés placent dans une bouteille à la mer un message sur lequel sont inscrits les mots : « Au secours. »

Beaucoup de gens pensent que Wilt est arrivé au sommet trop tôt et trop vite, qu’il n’a jamais compris le concept de travail d’équipe parce qu’il avait été le centre d’attention de tous depuis le lycée. Dans son livre sur Chamberlain et Russell (The Rivalry), John Taylor décrit les pensées de Red Auerbach à ce sujet :

[Le propriétaire des Warriors, Eddie Gottlieb] a pourri Wilt jusqu’à la moelle. La plupart du temps, Wilt ne voyageait même pas avec ses équipiers. Il était incontrôlable. Auerbach doutait qu’il aurait lui-même été en mesure d’encadrer Wilt… Wilt a passé l’année avec les Globetrotters, goûté aux grosses sommes d’argent et à la célébrité, et a commencé à croire qu’il était plus important que son entraîneur ou ses coéquipiers. « Goty », tremblant à l’idée de perdre gros au change, l’a laissé faire ce qu’il voulait. Chamberlain avait acquis la conviction que les spectateurs venaient pour le voir et que, par conséquent, chaque match avait pour but de lui donner l’occasion d’être la star. Il y avait une certaine logique commerciale là-dedans, mais la conséquence, d’après Auerbach, est que Chamberlain est devenu impossible à diriger et tant qu’il était impossible à diriger, l’équipe dans laquelle il jouait n’avait aucune réelle chance de gagner un titre.

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Malgré cela, on peut penser que lorsque San Francisco plaça Chamberlain sur la liste des transferts au cours de cette année 1965, beaucoup d’équipes se seraient battues pour l’avoir. Les Lakers, surtout, auraient pu sauter sur l’occasion : eux qui avaient perdu plusieurs finales consécutives et n’avaient rien pour stopper Russell avait la chance d’acquérir un Wilt au firmament absolu de sa carrière pour presque rien ! Mais les Lakers furent si intrigués de voir qu’un joueur aussi important était bradé par son équipe que le propriétaire, Bob Short, demanda à ses joueurs de voter pour savoir si oui ou non il devait acheter le contrat de Chamberlain. Le résultat du vote ? Neuf à deux… contre.

Neuf à deux contre !

Cela résume tout, et montre bien l’image que les autres joueurs de la ligue avaient de Wilt. Les Lakers ont passé leur tour et Wilt est allé à Philadelphie.

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Alors, les Sixers ont-ils bénéficié de l’arrivée de Chamberlain ou celui-ci a-t-il fait des siennes comme avec les Warriors ? Un peu des deux. Avec l’arrivée de Wilt, les Sixers ont soudain une équipe devient aussi talentueuse que celle de Boston : outre Chamberlain, ils ont l’arrière Hal Greer (dix fois de suite All-Star), Lucious Jackson (un ailier fort All-Star, huitième meilleur rebondeur cette saison), le swingman Chet Walker (sept fois All-Star), le meneur Larry Costello (six fois All-Star) et deux role players de qualité (Dave Gambee et Johnny Kerr). La série de matchs entre les Sixers et les Celtics de 1965 se résume donc à la dernière action du Match 7 au Garden, et l’interception décisive de Havlicek. En finale, les Celtics retrouvent des Lakers qui n’ont toujours personne pour s’opposer à Russell, et les pulvérisent grâce à leur « Big Three » (Russell, Havlicek, et Sam Jones) et un groupe de solides role players (avec une année monstrueuse de Satch Sanders).

L’année suivante, Wilt continue ses frasques. Il avait la fâcheuse habitude de distraire sa propre équipe au pire moment. Avant le cinquième match de la finale de la Conférence Est contre Boston, Sports Illustrated publia un article controversé sur Chamberlain dans lequel il descendait en flammes l’entraîneur Dolph Schayes. Cela détruisit le moral de son équipe qui fut vaincue par Boston. Un échec de plus pour Wilt et les Sixers.

En 1967, Philadelphie finit par récolter les fruits du transfert de Chamberlain. Grâce à un coup de pouce du rookie Billy Cunningham et la révélation soudaine de Wilt qu’il n’a pas besoin de marquer pour aider son équipe à gagner (on en reparlera plus tard), les Sixers déroulent en saison régulière (68 victoires), renversent en cinq matchs des Celtics affaiblis par la retraite de KC Jones et la prise de fonctions peu évidente de Russell en tant qu’entraîneur-joueur, et battent les Warriors en six matchs pour le premier titre de Wilt.

La saison suivante, Wilt devient meilleur passeur de la ligue. Philadelphie termine avec huit victoires de plus que les Celtics. Les Celtics vieillissants remontent un déficit de 3-1 en finale de Conférence Est pour continuer leur route, puis battent une très bonne équipe des Lakers pour le dixième titre de Russell. Et à la fin de la saison, Philadelphie transfère Wilt aux Lakers pour 40 % de ce qu’il leur avait coûté.

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Revenons-en à la question principale : les Lakers auraient-ils pu gagner un ou plusieurs titres si Wilt les avait rejoints dès 1965 ? A priori, non. Même lorsque Wilt s’est mis à copier Russell et à jouer de façon plus altruiste, il n’a pas pu faire ça pendant plus d’un an et est devenu obsédé par les passes décisives, ce qui a conduit au transfert évoqué plus haut. Et en 1969, sa venue aux Lakers n’a pas empêché l’équipe de Los Angeles de perdre plusieurs fois :

  • En 1969, les Celtics comblent un déficit de 3-1 et gagnent le Match 7 de la finale à Los Angeles. À noter que Wilt s’est distingué au cours des Finales en se disputant avec Elgin Baylor et en refusant son aide, ce qui a probablement contribué à la défaite des Lakers.
  • En 1970, les Lakers sont vaincus par les Knicks au même stade (finale, Match 7) avec le célèbre retour de Willis Reed. Ils perdront la revanche contre ces mêmes Knicks trois ans plus tard.
  • En 1971, la perte de Jerry West sur blessure en fin de saison causera la défaite des Lakers contre les futurs champions, les Bucks.

En 1972, les Lakers et Chamberlain obtiendront le titre, mais celui-ci est moins dû à Wilt qu’au formidable entraîneur Bill Sharman. La réponse paraît donc claire : même avec les meilleurs coéquipiers du monde, Chamberlain n’aurait certainement pu faire mieux que ce qu’il a accompli. Placez Wilt dans n’importe quelle équipe durant la période où il était joueur, il n’aurait sans doute pas pu obtenir plus qu’il n’a eu.


(1) Source : http://www.nba.com

#7 : L’explosion des Rockets de 1986

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L’équipe des Houston Rockets de 1986, qui aurait pu devenir la meilleure de l’histoire. (1)

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Entre 1980 et 1990, la NBA a sans aucun doute vécu son âge d’or. Songez un peu : une pléthore de grands joueurs (Magic, Bird, Jordan, Olajuwon, Barkley, Robinson…), trois des cinq meilleures équipes de l’histoire (les Celtics de 1986, les Lakers de 1987, et les Pistons de 1989), des rivalités légendaires (Lakers-Celtics, Sixers-Celtics, Bulls-Pistons), et j’en passe. Mais finalement, quelle a été la meilleure équipe de toute la décennie ?

Sans surprise, deux franchises sont clairement au-dessus : les Los Angeles Lakers, et les Boston Celtics. Les Lakers de Magic ont remporté les titres de 1980, 1982 et 1985. Les Celtics de Bird ont remporté les titres de 1981, 1984 et 1986 et avaient le deuxième choix d’une draft 1986 apparemment pleine de promesses. Mais le grand espoir Len Bias est décédé quelques heures après avoir été choisi par Boston ; l’absence d’un joueur aussi jeune et talentueux a forcé les Celtics à faire surjouer Bird et McHale, qui ont fini par se blesser. Après 1987, les Celtics n’étaient plus du tout les mêmes et il leur faudra attendre plus de vingt ans avant de revenir en finale.

Les Lakers, pour leur part, ont continué sur leur lancée et remporté les titres de 1987 et 1988. L’année suivante, ils sont encore parvenus en finale. On peut donc dire que les Lakers ont été l’équipe de la décennie, même si la mort brutale de Bias a sans doute beaucoup pesé dans la balance.

Mais ce dernier événement n’a pas été le seul coup de pouce du destin aux Lakers. Il y a également eu autre chose : la chute aussi incroyable qu’imprévisible de l’ère Sampson-Olajuwon.

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Parmi toutes les équipes NBA qui ont fini par s’autodétruire, personne ne pense jamais à inclure l’équipe de Pat Riley, celle qui avait un jour été surnommée « l’Équipe du Futur ». La fois où Houston a battu les Lakers en 1986 est aujourd’hui considérée de manière générale comme un coup de chance ; lors d’une période de cinquante mois qui a commencé en avril 1985 et s’est terminée en juin 1989, les Lakers n’ont perdu qu’une seule de leur dix-huit séries de play-offs, face à une équipe des Rockets jeune et insolente qui a disparu de la surface de la terre presque aussi vite qu’elle y était arrivée. Donc, il s’agissait bien d’un coup de chance.

Non ?

Eh bien, non. Car les Lakers de Magic n’ont pas seulement été battus par les Rockets en 1986 ; ils ont été démolis. Les Rockets ont perdu le premier match de leur série de play-offs et ont remporté les trois suivants par 10, 8 et 10 points d’écart, avant de gagner le match décisif sur le terrain des Lakers, alors que Olajuwon avait été expulsé à six minutes de la fin pour s’être battu avec Mitch Kupchak. (Le match a pris fin avec le célèbre tir à la sirène miraculeux de Sampson, suivi de l’image de Michael Cooper s’affalant sur le sol en signe d’incrédulité, ce qui a renfoncé le mythe de la « surprise ».) Les Rockets ont complètement dominé les Lakers au rebond lors de leurs quatre victoires. Hakeem Olajuwon a marqué 75 points en tout dans les Matchs 3 et 4. Les Rockets sont arrivés en finale avec la sensation d’avoir écrasé les Lakers. Et c’était le cas.

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En y regardant de plus près, Houston était le pire adversaire possible pour les Lakers. Ceux-ci avaient deux faiblesses : les rebonds, et l’incapacité à défendre au poste bas sur des joueurs d’élite. Avec les 2,24 m de Sampson et les moves uniques d’Olajuwon, ils n’avaient aucune chance. Abdul-Jabbar ne pouvait pas rivaliser avec la rapidité d’Olajuwon au poste bas ; ses tentatives pour défendre sur lui étaient aussi infructueuses que pathétiques. Et s’il défendait sur Sampson au poste haut, cela l’éloignait du cercle et privait les Lakers de leur seul contreur (sans compter que Ralph pouvait le battre avec ses dribbles). Ne parlons même pas du cauchemar que vivaient les ailiers sous-dimensionnés ou aux qualités athlétiques limitées comme Kupchak, A. C. Green ou James Worthy à essayer de stopper Hakeem au poste bas.

Comme si cela ne suffisait pas, Houston avait la chance de posséder des arrières grands et athlétiques comme Robert Reid, Rodney McCray ou Lewis Lloyd (2) qui pouvaient prendre des rebonds et poser des problèmes à Magic. C’était la confrontation parfaite pour Houston. Ajoutez l’empoisonnant meneur John Lucas (qui avait replongé dans la drogue deux mois avant les play-offs) et la messe était dite : il n’y avait aucune chance que les Lakers du milieu des années 80 puissent battre les Rockets de la même époque.

Comment et pourquoi en est-on arrivé là ? C’est très simple : Olajuwon et Sampson ont été premiers choix de draft deux années consécutives (1983 et 1984) et, avec le combo McHale/Parish à Boston, tout le monde a paniqué au point que chaque équipe du milieu des années 80 est devenu obsédée par ajouter de la taille. Joe Kleine et Jon Koncak ont été choisis avant Karl Malone, les équipes ont misé sur des joueurs à problèmes comme Chris Washburn et William Bedford, etc. Les pauvres Lakers étaient soudain devenus une équipe jouant small ball prise au piège dans une ligue de big men ; avec les rebonds et les contres de Kareem en chute libre et la raclée collée par Houston, tout le monde pensait que l’ère Magic-Kareem était terminée.

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Qui aurait pu deviner que la prometteuse ère Sampson-Olajuwon allait s’achever aussi brusquement ? L’année suivant leur récital contre les Lakers en play-offs, Sampson et Hakeem ont voulu chacun un nouveau contrat, Lucas est parti à Milwaukee pour un nouveau départ, et l’équipe a subi un double coup de malchance avec les suspensions pour usage de cocaïne de Lewis Lloyd et de Mitchell Wiggins (ce qui signifie qu’avant la trêve All-Star de 1987, les trois meilleurs arrières de Houston avaient disparu).

Peu de temps après Sampson a commencé a ressentir les effets d’une grave chute au Boston Garden en 1986 (3), a dû modifier sa façon de courir pour soulager la pression sur son dos, et a martyrisé ses genoux. Golden State l’a échangé au cours de la saison 1987-1988 contre Joe Barry Carroll et Sleepy Floyd. Deux ans après la finale de 1986, il ne restait donc plus que le pauvre Hakeem à bord pour les Rockets, et malgré son immense talent, il faudra attendre six ans, la première retraite de Michael Jordan et une reconstruction totale de l’équipe pour que Houston décroche son premier titre. Seuls les drogues récréatives et une mauvaise chute pouvaient les arrêter la nouvelle grande équipe de l’Ouest.

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Voici la meilleure façon de mettre la chute de Houston en perspective. Supposons que les Pistons se soient effondrés après les play-offs de 1986 à cause du genou de Isiah et parce que Dennis Rodman, Vinnie Johnson et John Salley s’étaient tous les trois fait bannir de la ligue pour usage de cocaïne. Qu’advient-il de ce vide dans la Conférence Est ? Au minimum, les Celtics jouent deux finales de plus (1987 et 1988) et arrivent peut-être à en arracher une (ou deux) parce qu’ils sont frais après avoir évité de batailler contre les Pistons. Peut-être que Jordan remporte huit titres au lieu de six. Peut-être que Dominique et les Hawks parviennent à se glisser une fois en finale. Peut-être que les Blazers remportent le titre en 1990 et que la carrière de Clyde Drexler se déroule différemment. Qui sait ?

Pour les Lakers, le fait que les dieux du basket aient fait diparaître cette équipe des Rockets était un cadeau presque aussi grand que celui du premier choix de draft 1979 donné par New Orleans. La carrière de Hakeem n’aurait-elle pas eu un impact différent s’il avait pu rivaliser avec Kareem et les Lakers durant le reste des années 80 ? Et s’il avait gagné quatre ou cinq titres au lieu de deux ? Cela le propulserait-il devant Kareem, faisant de lui le deuxième plus grand pivot de tous les temps ? Jamais il n’y aura eu autant de questions autour d’une seule équipe.

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Vingt ans plus tard, Fran Blinebury, du Houston Chronicles, a écrit une colonne sur les Rockets de 1986 intitulée La Dynastie Perdue, qui incluait cette citation de Lucas :

Quand je me balade dans Houston aujourd’hui et que j’entends les gens parler des titres de 1994 et 1995, je secoue la tête. Je leur dis : « Soit vous l’avez oubliée, soit vous n’avez jamais vu la meilleure équipe des Rockets de tous les temps. Je le sais. J’en faisais partie. Et je suis en grande partie responsable de leur chute. » La plupart des équipes comme la nôtre sont compétitives pendant huit à dix ans. Nous avions une fenêtre de cette taille, sans le savoir, et elle s’est refermée violemment.

Magic, Kareem et Riley s’essuient probablement le front en soupirant « Ouf ! » chaque fois que quelqu’un évoque les Rockets de 1986. Et ils ont raison.


(1) Source : http://www.grantland.com (Bill Baptist/NBAE/Getty Images)

(2) Lloyd était dévastateur en transition et étonnamment efficace : entre 1984 et 1986, il affichait en moyenne 16 points, 4 rebonds et 4 passes décisives à 53 % de réussite au tir.

(3) Sampson est allé au dunk, s’est fait contrer, son corps s’est tordu maladroitement et il s’est écrasé au sol en atterrissant sur la tête et le dos, si violemment que le Garden a fait « ohhhhhhh » avant d’être plongé dans un silence de mort.

#8 : Ralph Sampson, arrivé trop tard

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Ralph Sampson en couverture de Sports Illustrated, avec l’Université de Virginie.

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En avril 1980, les Boston Celtics ont de bonnes raisons de se réjouir. Pas seulement parce que l’arrivée du rookie Larry Bird a transformé une équipe moribonde et qu’elle s’apprête à affronter Philadelphie en finale de la Conférence Est. Mais aussi parce que le sort vient de leur accorder le premier choix de la prochaine draft. Et la cible des Celtics est toute trouvée. Il s’agit de Ralph Sampson.

(Note : cet article reprend de façon presque exhaustive les propos de Bill Simmons concernant Ralph Sampson dans Le Livre du basket-ball. Ce qu’il dit au sujet de Sampson est tellement juste qu’il n’y a rien à redire ou à retirer.)

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Pour bien comprendre ce qui s’est passé, revenons un peu en arrière. À l’été 1979, les Celtics font signer M. L. Carr en provenance des Detroit Pistons. Bien que Carr soit agent libre, les règles de l’époque imposent à l’équipe qui accueille un joueur de donner une compensation à l’équipe qui a perdu ce joueur (la commissionnaire se chargeant de régler les éventuels litiges). Les Pistons choisissent l’ailier des Celtics, Bob McAdoo, en guise de compensation. Comme McAdoo avait été cinq fois All-Star et que sa valeur dépassait celle de Carr, Detroit abandonna aux Celtics un grand nombre de choix de draft pour arriver à un arrangement équitable.

À la fin de la saison, les Pistons terminèrent avec le pire record de la Conférence Est (16 victoires pour 66 défaites). Cela aurait dû leur valoir au moins l’un des deux premiers choix de la prochaine draft. Mais comme ils avaient cédé leurs choix de draft aux Celtics en échange de McAdoo, les Celtics se retrouvèrent soudain avec 50 % de chances d’obtenir le premier choix de la draft 1980 !

À l’époque, le système de loterie n’existait pas ; le premier choix de draft était décidé par un tirage à pile ou face entre les deux pires équipes de chaque Conférence (ou l’équipe qui avait récupéré le choix de draft l’une de ces deux équipes). En avril 1980, donc, les Celtics et Utah (la pire équipe de l’ouest) se retrouvèrent pour le tirage au sort. Frank Layden, le manager du Jazz, qui choisissait le premier, suivit l’avis de sa fille et demanda « pile ». La pièce tomba côté face. Et c’est ainsi que les Celtics obtinrent le luxe de choisir en premier à la draft qui allait avoir lieu quelques mois plus tard.

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Immédiatement, les Celtics ciblent le meilleur joueur universitaire de l’époque, Ralph Sampson. Sampson était un géant de 2,24 m et de 19 ans qui venait d’intégrer l’Université de Virginie ; il avait réussi une première année retentissante (15 points, 11 rebonds et 5 contres par match). Aujourd’hui, beaucoup l’ont oublié, mais Sampson était à l’époque considéré comme un joueur qui allait dominer tous ses adversaires à son entrée en NBA, dans la même veine que Chamberlain, Abdul-Jabbar et Walton. Red Auerbach pensait même que Sampson avait les aptitudes physiques et l’instinct pour devenir le prochain Russell.

Sampson était comme un Abdul-Jabbar ayant dépassé la trentaine et sans bras roulé : même physique, même taille, légèrement décevant au rebond et au contre (bien que solide dans ces deux domaines), mais supérieur à presque tout le monde à cause de sa taille et de sa rapidité. Les Celtics avaient tranquillement commencé leur lobbying : Viens jouer avec nous. Tu te battras tout de suite pour un titre avec Bird, Cowens, Maxwell et Tiny Archibald au sein de la plus grande franchise de l’histoire. Pourquoi risquer une blessure ? Bird et toi, vous pourriez dominer cette ligue pendant une décennie.

L’offre était plus qu’alléchante. Mais non : Sampson a refusé de rejoindre les Celtics de façon incompréhensible et a terminé son cursus universitaire avant d’être sélectionné en première position par les Rockets trois ans plus tard. Auerbach a publiquement tourné sa veste après le refus de Sampson, en disant avec mépris que Ralph avait été « embobiné par de mauvais flatteurs » et ajoutant :

« Les gens qui lui ont conseillé de poursuivre ses études vont avoir du mal à dormir la nuit. Ils lui ont retiré une capacité d’amélioration qu’il ne retrouvera jamais, et ils oublient que s’il se fait renverser par une voiture, ce sera fini pour lui. C’est ridicule. S’il avait des capacités intellectuelles hors normes et souhaitait devenir chirurgien, on comprendrait qu’il continue à aller à l’école. »

Du coup, les Celtics sont passés au plan B : échanger leur premier choix de draft (et le treizième) contre Robert Parish et le troisième choix (Kevin McHale). Dans les six années qui ont suivi, ils ont remporté trois titres.

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Les Celtics auraient-ils gagné ces trois trophées s’ils avaient eu Sampson ? Cela dépend de la façon dont la carrière de ce dernier se serait déroulée s’il n’avait pas terminé l’université – trois ans au cours desquels il ne s’est jamais amélioré et a évolué avec des coéquipiers de faible niveau, tout en faisant face aux tactiques de ralentissement et aux prises à trois – et était rentré dans le bain au plus haut niveau possible dans une équipe favorite pour le titre.

De fait, ce qu’avait prédit Auerbach s’est exactement réalisé. Les trois années  supplémentaires passées à l’université ont affecté le potentiel de Sampson de manière significative. Il n’a jamais trouvé développé un tir fiable sur lequel s’appuyer ; en revanche, il s’est mis à croire ce que tout le monde lui répétait, à savoir qu’il était un arrière dans le corps d’un big man, et il a commencé à passer son temps à six mètres du panier, tout en essayant de mener les contre-attaques comme un Bob Cousy mutant.

Ajoutez à tout cela une première saison galère au sein d’une horrible équipe de Houston horrible et voilà comment quatre saisons ont été gaspillées dans la période où un joueur est censé se développer. Il ne s’en est jamais remis. Vu que Sampson n’a joué que quatre saisons NBA en bonne santé, et qu’il a déclaré être ruiné quelques années plus tard, on peut dire que Red savait peut-être de quoi il parlait. (Qu’il ait correctement évalué les capacités de Ralph est une autre histoire.)

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Imaginez un peu si Ralph avait appris à Boston les ficelles du métier, comment maîtriser les rebonds et les contres, avait joué des matchs de play-offs sous haute pression, et exécuter des contre-attaques avec une équipe qui excellait dans ce domaine, en obtenant des paniers faciles de la part de Bird entre 1980 à 1984. Sur le papier, cela aurait été la meilleure place pour un pivot capable de soutenir une franchise de l’histoire de la NBA. Cela aurait-il été mieux qu’un combo Parish / McHale ? Tout dépend de la façon dont on apprécie l’évaluation d’Auerbach évoquant « le prochain Russell ».

Une dernière remarque concernant Ralph : seuls dix-sept rookies de la NBA ont été considérées comme des valeurs sûres au cours des cinquante dernières années : Baylor, Chamberlain, Oscar Robertson, Kareem Abdul-Jabbar, Pete Maravich, Bill Walton, Bird, Magic, Sampson, Olajuwon, Jordan, Ewing, David Robinson, Shaquille O’Neal, Webber, Duncan et LeBron. Onze de ces valeurs sûres font partie des vingt meilleurs joueurs de l’Histoire. Sampson et Webber sont les seuls à ne pas faire partie du Hall of Fame. Sampson et Walton sont les seuls à n’avoir pas joué plus de quatre bonnes saisons, même si Walton a gagné un titre de MVP, un titre de MVP des Finales et s’est reconverti en tant que  sixième homme dans une équipe emblématique.

Plus que celle de toute autre valeur sûre, la carrière de Ralph peut être considérée comme l’une des plus grosses tragédies de l’histoire du sport : une combinaison de malchance, de mauvaises situations et un léger problème initial de surévaluation. Sampson s’est éteint aussi vite que Bo Jackson ou Dwight Gooden, mais sans la fanfare et sans les légendes qui ont marqué l’histoire. Il n’a pas seulement disparu ; il n’y a aucune trace de lui nulle part. Il a laissé des empreintes comme celles que l’on voit sur une plage. Il n’a même pas inspiré un documentaire qui aurait pu être récompensé avec un bon réalisateur. S’il y a une leçon à tirer de tout cela, je n’ai pas encore trouvé laquelle.

#9 : La tragique histoire de Maurice Stokes

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Un Maurice Stokes en pleine santé avec les Cincinnati Royals.

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Pour un récit complet de la vie de Maurice Stokes, cliquez ici.

L’histoire de Maurice Stokes est l’une des plus tristes de l’histoire de la NBA, et peut-être même du sport en général. Heureusement, c’est aussi l’une de celles qui redonne espoir en l’humanité. Un article largement détaillé y sera consacré plus tard. Pour l’instant, nous allons simplement voir à quel point la NBA aurait été différente si la carrière de Maurice Stokes ne s’était pas brutalement arrêtée un jour de 1958.

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Maurice Stokes naît le 17 juin 1933 à Pittsburgh. Issu d’une famille modeste, il débute le basket très jeune et remporte deux titres locaux consécutifs avec son lycée. Ses performances lui ouvrent les portes de la prestigieuse université de Saint Francis et de son équipe de basket. S’il ne remporte pas de titre national avec le « Red Flash », Stokes impressionne par son jeu et ses capacités : en quatre ans, il marque 2 282 points et prend 1 819 rebonds. Encore aujourd’hui, aucun étudiant de Saint Francis n’a jamais fait mieux. C’est donc sans surprise que les Rochester Royals sélectionnent le jeune homme en deuxième position à la draft de 1955 (1).

Dès son arrivée en NBA, Stokes démontre à tous qu’il est un ailier en avance sur son temps. C’était un joueur à la Charles Barkley, en plus grand et plus costaud (2,01 m et 105 kg), qui nettoyait les planches, maniait parfaitement le ballon, et déployait autour du panier une panoplie de mouvements très variés (scoop shots, finger rolls, etc.). Pour sa première saison, Stokes remporte le trophée de rookie de l’année et finit dans le top 10 des meilleurs rebondeurs, marqueurs et passeurs. L’année suivante, il termine deuxième meilleur rebondeur, et troisième meilleur passeur.

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Trois ans après ses débuts, à seulement 25 ans, Stokes est déjà au sommet. En trois saisons, il a affiché des moyennes successives de 17 points et 16 rebonds, 16 points et 17 rebonds, puis 17 points et 18 rebonds. Au cours de cette période, il a pris 3 492 rebonds, plus que tout autre joueur. Plus impressionnant encore, il a adressé 1 062 passes décisives, ce qui fait de lui le second meilleur passeur de la NBA sur les trois dernières années, derrière le légendaire meneur des Celtics Bob Cousy. Une performance incroyable pour un ailier fort. Depuis qu’il est arrivé en NBA, Stokes a également été sélectionné chaque année pour le All Star Game, et a fait partie de la deuxième meilleure équipe-type. Il est donc bien parti pour faire une grande carrière.

Jusqu’à ce jour maudit de mars 1958.

Le 12 mars 1958, les Royals se rendent à Minneapolis pour affronter les Lakers. Il s’agit de la dernière rencontre de saison régulière avant les play-offs. Au cours du match, Stokes retombe sur la tête après un contact en montant vers le panier. Il reste inconscient quelques minutes avant d’être réanimé avec des sels et de terminer le match. Après quoi l’équipe repart vers Cincinnati pour préparer les play-offs et le premier match qui doit avoir lieu à Detroit.

Durant les trois jours qui suivent, Stokes n’est ni soigné, ni même examiné ; il prend l’avion pour Detroit et, s’il apparaît très lent, il parvient tout de même à marquer 12 points et prendre 15 rebonds contre les Pistons. Puis, dans l’avion du retour, Stokes se plaint de maux de tête, s’évanouit et tombe dans le coma. À son réveil, il est couché sur un lit d’hôpital, entièrement paralysé.

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Par la suite, on découvre que Stokes a contracté une encéphalite, une maladie rare qui ne se développe que si une infection bactérienne ou un traumatisme du cerveau non diagnostiqué n’est pas traité. La combinaison improbable de plusieurs facteurs – de mauvais soins médicaux, plusieurs vols en avion (la dernière chose à faire avec un traumatisme crânien) et le pauvre Stokes s’échinant dans un match de play-offs alors qu’il allait très mal – avait provoqué des lésions cérébrales, et Stokes passa le reste de sa vie dans un fauteuil roulant. Sans assurance et dans l’incapacité de payer ses soins médicaux, il aurait pu mourir misérablement sans l’intervention de son ancien coéquipier aux Rochester Royals, Jack Twyman, qui devint son tuteur légal et prit soin de lui jusqu’à sa mort, en 1970.

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S’il n’avait pas pris du poids dans la trentaine (on ne sait jamais avec ce genre de choses), Stokes aurait fait partie à coup sûr des meilleurs joueurs du cinquantenaire de la NBA. Comme Oscar Robertson a été territorial pick pour les Royals, on peut supposer qu’un duo Robertson-Stokes aurait changé le cours d’une ou deux finales des années 60. D’un point de vue plus large, la NBA a perdu sa vedette noire des années 50 et 60 la plus charismatique. C’est vraiment dommage. Il n’y a rien de bon à tirer de tout ça, en dehors d’une histoire humaine aussi exceptionnelle que rafraîchissante, qui vous est racontée ici.


(1) Les St. Louis Hawks, qui avaient le premier choix de draft, ont préféré sélectionner un joueur du nom de Dick Ricketts. Celui-ci n’a été choisi que parce qu’il était déjà sous contrat en amateur avec l’équipe de base-ball des St. Louis Cardinals, et que c’était donc plus pratique. En 1957, Ricketts et Stokes seront coéquipiers au sein des Royals ; le tragique accident de Stokes affectera beaucoup Ricketts et il se retirera de la NBA la saison suivante, avec des statistiques personnelles modestes, mais pas insignifiantes.

#10 : Where Isiah Happens

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Isiah Thomas : après le joueur, le dirigeant.

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Le 22 décembre 2003, Isiah Thomas a été choisi pour occuper le poste de Directeur des Opérations Basket au sein des New York Knicks. Il a passé trois ans à ce poste (avant de devenir entraîneur pour deux années supplémentaires). Au cours de cette période, il a réussi à devenir l’un des plus mauvais dirigeants de l’histoire, avec une série d’échanges et de transferts qui ont non seulement détruit son équipe, mais aussi considérablement renforcé les autres. À lui seul, Thomas a changé radicalement le destin des Knicks, et il est aujourd’hui largement responsable du déclin de la franchise. Voici un petit récapitulatif de ses « exploits ».

NB : Cet article a été construit à partir d’une colonne publiée en février 2008 par le journaliste Bill Simmons, qui présentait une version détournée de la publicité NBA « Where Amazing Happens » (« Où l’incroyable se produit ») sous le titre « Where Isiah Happens ». Dans les 90 minutes qui ont suivi la parution de l’article de Simmons, un lecteur entreprenant a fait sa propre version de la publicité et l’a postée sur YouTube. Simmons confiera « n’avoir jamais été aussi fier ».

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5 janvier 2004

La saison 2003-2004 est un calvaire pour la jeune équipe des Suns. La direction veut construire autour du jeune Amar’e Stoudemire et de l’excellent Shawn Marion, mais les contrats de Stephon Marbury et Penny Hardaway leur en ôtent la possibilité. L’un est talentueux mais égoïste ; l’autre est continuellement blessé. Personne ne veut se risquer à les engager, jusqu’à ce que Phoenix trouve un pigeon inespéré à qui fourguer les deux contrats. Vous devinez de qui il s’agit. Les Suns reconstruisent une équipe compétitive avec le futur double MVP Steve Nash ; pendant ce temps, à New York, Marbury se dispute avec l’entraîneur Larry Brown et Hardaway joue les utilités en sortie de banc.

24 février 2005

Après la retraite de David Robinson, les Spurs ont besoin d’un pivot efficace pour aider Duncan dans la peinture. De manière inespérée, ils parviennent à refiler aux Knicks le contrat de Malik Rose en échange du solide Nazr Mohammed. Mohammed jouera le reste de la saison régulière avec les Spurs, c’est-à-dire 23 matchs dont cinq en tant que titulaire, pour un total de 9,5 points, 7,6 rebonds et 1,1 contres par match. Il fera de solides play-offs et soulèvera le trophée de champion NBA. Rose, quant à lui, sera cantonné à un rôle mineur sur le banc des Knicks avant son départ en 2009.

3 octobre 2005

Chicago se débarrasse du gros Eddy Curry en l’échangeant à New York contre deux choix de loterie et une grosse quantité de marge salariale. Curry était en conflit avec les Bulls après avoir refusé de passer un test pour savoir s’il souffrait d’une maladie cardiaque ; la direction a été enchantée de trouver quelqu’un pour le prendre. Le fait que Thomas ait souhaité prendre Curry est d’autant plus incompréhensible qu’il avait déjà fait signer (beaucoup trop cher) un joueur lambda, Jerome James, au poste de pivot. Mais il avait l’occasion d’avoir Eddy Curry et Jerome James pour 90 millions de dollars en perdant deux choix de draft. C’est clair qu’il fallait sauter dessus. Pour couronner le tour, James se sentira trahi par ce geste et ne s’impliquera jamais vraiment avec les Knicks.

Janvier 2006

Anucha Browne Sanders, vice-présidente des opérations marketing et économiques des Knicks, poursuit Thomas en justice pour harcèlement sexuel, proclamant que ses protestations à cet égard auraient conduit à son licenciement abusif. Elle remporte le procès et Thomas est condamné à 11 000 000 $ d’amende. Il aurait pu régler l’affaire à l’amiable, mais il n’a même pas réussi ça.

3 février 2006

Toronto trouve un abruti à qui refiler le contrat de Jalen Rose et facilite son processus de reconstruction. Les Raptors iront en play-offs un an plus tard.

22 février 2006

S’il réalise de bonnes performances individuelles, le nouveau meneur du Magic Steve Francis n’est pas heureux à Orlando. Il traîne sa misère pendant une saison et demie, jusqu’à ce que le Magic trouve quelqu’un pour racheter son horrible contrat et libérer 15 millions de dollars de marge salariale. Vous devinez de qui il s’agit. Victime de blessures et d’un ego surdimensionné, Francis s’enterrera rapidement et restera la plupart du temps assis l’air sombre sur le banc des Knicks, qui se sépareront de lui très rapidement.

28 juin 2007

Les Blazers trouvent quelqu’un pour prendre Zach Randolph et deviennent la jeune équipe la plus sympathique de la NBA. Isiah Thomas justifiera son geste plus ou moins en ces termes  : « Tout le monde essaie d’avoir des joueurs petits et rapides. Je veux faire l’inverse. Je veux du lourd. Je veux dominer. » Une stratégie vouée à l’échec que le temps ne fera que confirmer. On obtient du lourd avec McHale et Parish, ou avec Sampson et Olajuwon. Pas avec Eddy Curry et Zach Randolph, deux joueurs lents et sans intelligence de jeu qui ne savent ni défendre, ni protéger le cercle, et coûtent trop cher.

2008

Le Madison Square Garden est presque vide. Le basket-ball professionnel s’effondre progressivement dans une ville où il est tradition depuis soixante ans.

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En résumé, Isiah Thomas a été un directeur général maladroit qui ne comprenait rien au système de la taxe de luxe, aux salaires fixes, ou comment planifier les choses à l’avance. Certes, la critique est facile, et Thomas a quand même fait de bonnes choses (des choix de draft cohérents et un soutien appréciable apporté à ses joueurs quand il était entraîneur). Mais le plus énervant dans son attitude, c’est qu’il défend tous les choix cités au-dessus. Il admet deux erreurs : l’échange de Jalen Rose, et le transfert de Steve Francis (dont il n’était pas responsable car d’après lui, Larry Brown avait insisté pour l’avoir). Il défend tout le reste, alors que rien n’a de sens. Et le procès douteux qui lui a été intenté n’arrange rien. Thomas n’a pas davantage attiré la sympathie en tant que dirigeant qu’en tant que joueur. Pas la mienne, en tout cas.

(Note additionnelle : y a-t-il un seul directeur général dans l’histoire de la NBA qui ait jamais directement modifié le destin de sept franchises pour le meilleur ? Portland, San Antonio, Phoenix, Toronto, Orlando, Chicago, New York… Ça fait presque 25 % de la ligue ! Isiah doit manquer à tous ses collègues.)