#23 : Chris Paul, occasion perdue

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Chris Paul, meilleur joueur de la draft 2005, a été choisi par les New Orleans Hornets suite à un concours de circonstances particulièrement favorable (1).

Gagner le gros lot à la draft NBA est aléatoire. Une équipe peut être parmi les premières à choisir, miser sur le meilleur joueur disponible, choisir la personne idéale pour renforcer l’équipe, et se retrouver déçue malgré tout. Une blessure, un problème d’adaptation, un mauvais comportement… Autant de facteurs pouvant contribuer à ce qu’un joueur ne soit jamais à la hauteur des espoirs placées en lui.

On peut pardonner un mauvais choix fait par une équipe, si la décision de drafter le joueur était logique à l’époque. Qu’un joueur moins bon soit choisi devant un autre contre l’évidence même est moins pardonnable. Qu’un même joueur soit affecté par plusieurs décisions discutables dans une même draft est assez exceptionnel. C’est ce qui est arrivé à Chris Paul en 2005. Voyons la chose en détail.

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En 2005, la draft NBA a lieu à New York. La loterie a attribué le premier choix aux Milwaukee Bucks, qui sortent d’une saison difficile à 52 défaites et n’ont pas disputé les play-offs pour la première fois en trois ans. Les choix suivants, dans l’ordre, sont attribués à Atlanta, Portland, New Orleans et Charlotte.

À la draft 2005 se présentent plusieurs joueurs de qualité, dont l’un se démarque des autres : Chris Paul. Les observateurs le considèrent comme le meilleur joueur du lot, et celui qui a le plus de chance de réussir en NBA. Quelques heures avant le début de la draft, l’équipe de Portland décide de céder son troisième choix à l’équipe de Utah, contre le sixième choix, le vingt-septième choix et un choix de premier tour en 2006. Une transaction qui aura toute son importance, comme nous allons le constater.

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La draft commence. Avec Michael Redd et Mo Williams, l’équipe des Bucks a une belle ligne arrière. En revanche, elle manque cruellement de poids dans la peinture, comme en témoignent les noms des pivots passés chez les Bucks au cours de la saison 2004-2005 : Daniel Santiago, Zaza Pachulia et Dan Gadzuric. Pas vraiment reluisant. Les Bucks décident sagement d’ignorer Chris Paul et de sélectionner Andrew Bogut, un imposant pivot australien de l’université de Utah qui sort d’une très belle saison à 20,4 points, 12,2 rebonds et 2,3 passes de moyenne. Ses qualités défensives et son adresse balle en main font de lui l’homme de la situation. La décision de le choisir à la place de Paul était tout à fait justifiée de la part des Bucks, et n’a surpris personne à l’époque. Aucune controverse, donc, concernant ce choix.

La prochaine équipe à choisir est Atlanta, qui sort d’une horrible saison à 69 défaites et a désespérément besoin d’un meneur de jeu (ils n’ont sous la main que Tony Delk, Tyronn Lue et Royal Ivey, autant dire de simples bouche-trou). Les Hawks ont les équipiers parfaits pour un joueur comme Paul  : Joe Johnson, qui vient de signer des Suns, Josh Smith et d’autres. L’équipe est faite pour lui. Il n’y a pas de meilleur choix.

Mais pas pour le directeur général des Hawks, Billy Knight, apparemment. En lieu et place de Paul, il choisit un ailier costaud du nom de Marvin Williams. Williams a du potentiel et des aptitudes appréciables – les Bucks avaient même hésité à le prendre à la place de Bogut – mais il n’était même pas titulaire à l’université ! Pourquoi  Knight a-t-il choisi un ailier quelconque dont son équipe aurait pu largement se passer à la place d’un meneur comme Chris Paul dont ils avaient plus que grand besoin ? Sa décision sera critiquée de façon tout à fait justifiée et elle est de plus en plus inexplicable à mesure que les années passent. Avec Paul, Atlanta aurait pu devenir un « top team ». Mais non (2).

Au tour de l’équipe suivante. Utah, qui a hérité du choix de Portland, ne sélectionne pas non plus Chris Paul mais choisit Deron Williams, un meneur capable de porter leur franchise et un futur All-Star. Auraient-il dû prendre Paul au lieu de Williams ? Probablement, car Paul était sans aucun doute meilleur, mais Utah a quand même eu de très bons résultats en construisant leur équipe autour de Williams. On peut leur pardonner cette sélection. Et voilà comment l’équipe avec le quatrième choix, New Orleans, se retrouve avec Paul.

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Parmi les équipes ayant ignoré Paul, Atlanta est donc celle qui a le plus perdu au change. Le destin des Hawks avec Paul aurait pu être radicalement différent. Mais la question la plus intéressante concernant la draft 2005 est probablement celle-ci : Que serait-il arrivé si les Blazers avaient gardé le choix n°3 au lieu de le donner à Utah ?

Voilà sans doute ce qui se serait passé : les Blazers auraient logiquement pris Paul parce qu’après tout, c’était le meilleur joueur de la draft. Le cinq majeur de Portland pour la saison à venir se compose alors de Joel Przybilla, Zach Randolph, Viktor Khryapa, Juan Dixon et Chris Paul à la place de Steve Blake. En sortie de banc, on retrouve Blake, Travis Outlaw, Jarrett Jack et Theo Ratliff. Pas de quoi casser trois pattes à un canard, mais avec Paul, la saison des Blazers est un peu moins mauvaise.

Du fait de leur montée au classement, à la draft suivante, ils se retrouvent peut-être avec Rudy Gay (choix numéro huit) au lieu de LaMarcus Aldridge (choix numéro quatre), et obtiennent Brandon Roy dans tous les cas avec leur deuxième choix de haut de tableau. Avec Roy et Paul, l’équipe devient encore meilleure. Elle est peut-être à la limite d’accrocher les play-offs. Du coup, les Blazers évitent Greg Oden à la draft suivante et se retrouvent avec un choix de milieu de tableau (disons le numéro douze, Thaddeus Young).

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À l’aube de la saison 2008-2009, l’équipe de Portland est donc constituée de :

Paul, Roy, Gay, Outlaw, Przybilla, Jack, Young, les droits sur Rudy Fernandez et les millions de Paul Allen

au lieu de :

Oden, Aldridge, Webster, Roy, Outlaw, Jack, Przybilla, les droits sur Rudy Fernandez et les millions de Paul Allen

Laquelle de ces deux équipes est meilleure ? À coup sûr, la première, même si cela se discute. Paul et Roy auraient-ils pu jouer ensemble, sachant qu’ils ont tous les deux besoin d’avoir la balle en main ? Auraient-ils pu rivaliser en terme de taille ? Auraient-ils joué davantage en « wide-open » ? Cela aurait-il marché ? Autant de questions sans vraie réponse, mais auxquelles on a tendance à répondre « oui » (sauf peut-être pour la taille). Quoi qu’il en soit, si Portland prend Paul, une réaction en chaîne complètement dingue se déclenche :

  • New Orleans se retrouve avec Deron Williams au lieu de Paul ;
  • Utah n’obtient jamais de meneur capable de porter une franchise et s’enfonce pour les prochaines années ;
  • Oden et Aldridge atterrissent ailleurs ;
  • Roy, qui doit partager le ballon avec Paul, ne devient jamais la star qu’il est devenue ;
  • Et pour finir, la cote de Paul baisse car dans la vie réelle, il a été tellement vexé d’avoir été ignoré par trois équipes qu’ils s’est tué au travail pour atteindre son niveau actuel. Ce qui n’arrive peut-être pas s’il est choisi par les Blazers en troisième position.

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Bref, les grands perdants de cette draft sont Atlanta et Portland. En parlant de Portland, on vient d’apprendre cette semaine que Greg Oden a annoncé sa retraite, à seulement 28 ans. Les blessures auront pourri sa carrière, comme celle de Brandon Roy. Pauvres Blazers. Ils méritent vraiment le titre de plus gros poissards de la NBA.


(1) Source : http://www.nydailynews.com/

(2) Billy Knight prendra à la draft suivante Shelden Williams au lieu de Brandon Roy. Il démissionnera de son poste de directeur général des Hawks deux ans plus tard, en prétendant le plus sérieusement du monde laisser l’équipe « en bien meilleur état que lorsqu’il l’avait prise en main ». On peut légitimement en douter.

#24 : Comment les Suns se sont sabordés entre 2004 et 2008

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Les Phoenix Suns 2004-2005 : Mike D’Antoni (entraîneur), Steve Nash, Amar’e Stoudemire, Joe Johnson, Quentin Richardson et Shawn Marion. Une équipe formidable sabordée par des décisions douteuses. (1)

Certaines équipes font de mauvais choix. Ce sont des choses qui arrivent. Les conséquences de leurs décisions sont généralement imprévisibles, de sorte que l’on ne peut examiner séparément chacune d’entre elles et extrapoler par la suite sans avoir l’air de jouer les voyants. Mais la façon dont les dirigeants des Phoenix Suns ont géré leur équipe entre 2004 et 2008 a été tellement incompréhensible qu’il est impossible de ne pas en parler. La radinerie dont ils ont fait preuve et les décisions totalement vides de sens prises au cours de cette période ont ruiné une équipe qui aurait pu rester au sommet de la NBA pendant plusieurs années. Voici un aperçu détaillé de cette gestion calamiteuse.

2004.

L’été 2004 marque le retour de Steve Nash chez les Suns. Drafté par Phoenix en 1996, il avait rejoint Dallas en 1998 dans le cadre d’un échange, et était devenu un All-Star considéré comme l’un des meilleurs meneurs de toute la NBA. À la fin de son contrat, plutôt que de s’engager à nouveau avec les Mavericks, Nash choisit de revenir à Phoenix et rejoint une équipe prometteuse, avec des jeunes joueurs plein d’avenir (Shawn Marion, Joe Johnson, Amar’e Stoudemire). Tous les espoirs sont permis pour la saison suivante. Autre bonne nouvelle : les Suns possèdent le septième choix de la draft à venir, c’est-à-dire de quoi encore renforcer l’équipe.

Le soir de la draft, lorsque vient le tour des Suns, d’excellents joueurs sont encore disponibles. Les meilleurs sont Luol Deng, très bon ailier scoreur, et Andre Iguodala, swingman à la défense de fer. Les Suns ne se trompent pas : ils choisissent Luol Deng… et l’échangent immédiatement contre le 31ème choix de cette même draft (2) et un choix de premier tour en 2005. Une semaine plus tard, ils font signer à Quentin Richardson un contrat de six ans à… 42 600 000 $, alors qu’ils auraient pu rémunérer Deng avec un tiers de ce montant.

Mais la bêtise des dirigeants ne s’arrête pas là : malgré une excellente saison, Richardson est échangé aux Knicks dès l’année suivante avec le vingt-et-unième choix de la draft 2005 (Nate Robinson) contre… Kurt Thomas et Dijon Thompson. Kurt Thomas est loin du calibre de Richardson, et Dijon Thompson ne jouera qu’en ligue mineure avant d’être cédé aux Hawks, qui l’enverront très vite en Europe. Deux saisons plus tard, les Suns bazarderont Thomas à Seattle avec deux choix de premier tour simplement pour dégager du plafond salarial.

Pour résumer, la décision de Bryan Colangelo de signer Richardson au lieu de garder simplement Deng a fini par coûter aux Suns quatre choix de premier tour. Incroyable.

2005.

Joe Johnson, All-Star à en devenir de 24 ans, arrive en fin de contrat après la saison 2004-2005. Il avait été un élément-clé de l’excellente saison des Suns, un swingman parfait pour leur système run-and-gun et un excellent shooteur qui pouvait même jouer meneur en cas de besoin. Avec le noyau Nash-Stoudemire-Marion-Johnson, quelques role players et un banc solide, les Suns sont assurés au minimum d’une place en play-offs pendant une décennie (à condition que Nash ne se se blesse pas, et même dans ce cas, il suffit de confier les rênes du jeu offensif à Johnson).

Les Suns ont tout intérêt à garder Joe et à lui offrir un beau contrat. Au lieu de ça, les dirigeants lui font une offre si insultante que Johnson se vexe et leur demande de ne pas suivre l’offre d’Atlanta à 70 000 000 de dollars. Au lieu de le retenir avec des arguments de bon sens (14 000 000 $ par an et l’opportunité de jouer avec Nash), les Suns le laissent filer et l’échangent contre Boris Diaw et deux futurs choix de premier tour. On peut bien sûr critiquer Johnson pour s’être vexé trop facilement, mais comment les Suns ont-ils fait pour gérer la situation si mal que Johnson a insisté pour partir ?

2006.

Du fait de leur bons résultats malgré la perte de Johnson, la loterie annuelle donne aux Suns un choix de premier tour de draft assez lointain (le 27ème). Un point positif tout de même : Phoenix a récupéré le vingt-et-unième choix après plusieurs transactions compliquées. En vingt-et-unième choix, donc, les Suns choisissent un joueur prometteur de l’université de Kentucky : Rajon Rondo. Au lieu de le garder, ils l’expédient à Boston avec Brian Grant contre le premier choix de Cleveland en 2007 et 1,9 millions de dollars. Et quelques semaines plus tard, ils signent Marcus Banks pour… 24 000 000 $.

Autrement dit, à la place d’un jeune joueur plein d’avenir et peu coûteux, les Suns ont décidé de payer cinq fois plus un joueur moyen qui n’avait jamais dépassé les 6 points et 2 rebonds par matchs sur une saison complète (3). Le même été, ils ont prolongé le contrat de Diaw pour cinq ans et 45 millions de dollars, ce qui signifiait que le duo Diaw / Banks gagnait tous les ans autant d’argent que Joe Johnson. Impressionnant.

2007.

Après l’échange de Rondo et d’autres transferts compliqués, les Suns se retrouvent avec le vingt-quatrième choix de la draft 2007. Ils sélectionnent la star espagnole de Badalone Rudy Fernandez. En dehors de ses qualités, ce joueur a l’avantage de ne pas être sous le coup de la taxe de luxe car il ne compte pas rejoindre la NBA avant un an, désireux de prouver qu’il est le meilleur joueur du championnat espagnol.

Phoenix aurait pu trouver un arrangement pour le laisser jouer en Europe et le faire revenir en cas de besoin. Mais non : le propriétaire des Suns, Robert Sarver, a vendu ses droits à Portland pour 3 millions de dollars, une somme ridiculement basse pour un joueur de cette qualité. La saison suivante, Fernandez explose avec son club et montre toute l’étendue de son talent en finale des Jeux Olympiques face à une équipe américaine bourrée de stars. S’il s’était présenté un an plus tard à la draft, il serait sorti dans les dix premiers.

Conclusion :

Pour résumer le fiasco de ces quatre années, les Suns ont échangé un septième choix dans une excellente draft (Deng) ainsi que deux futurs grands joueurs (Rondo ou Fernandez) contre 4,9 millions de dollars, c’est-à-dire moins que ce qu’ils donnaient à Banks pour s’asseoir sur leur banc en 2007. Bravo !

Bon, d’accord, les choses étaient loin d’être aussi simples en réalité. Un grand nombre des mauvais choix susmentionnés étaient liés à d’autres, et Phoenix a du renoncer à des choix de premier tour en 2005, 2006 et 2008 suite à des problèmes de taxe. Mais la stratégie de Sarver a de quoi laisser largement perplexe. Pourquoi être propriétaire d’une équipe NBA si votre but est de réduire les coûts ? Pourquoi refuser de parier sur l’avenir ? Pourquoi préférer engranger cash à court terme que de voir les bénéfices à long terme ?

Imaginez un peu ce qu’auraient pu être les Suns à partir de 2004 : six excellents joueurs (Nash, Marion, Stoudemire, Johnson, Leandro Barbosa et Deng) qu’il aurait suffi d’entourer avec des choix de draft, des vétérans au salaire minimum, et renforcer le tout avec des transferts en février. Les Suns ne se seraient-ils pas positionnés à court et à long terme mieux que toute autre franchise de la seconde moitié de cette décennie ? Quelle avarice. Quelle occasion ratée. Et quel gaspillage des meilleures années de Nash.


(1) Source : https://twitter.com/insidersuns

(2) Avec ce choix, ils prendront Jackson Vroman, un pivot Libanais qui ne passera que deux ans en NBA, pour une moyenne de 4,6 points et 3,8 rebonds par match.

(3) Il a bien atteint les 12 points de moyenne en 2005-2006 avec Minnesota, mais en n’ayant joué que 40 matchs.

#25 : Darko et les Pistons

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Et si Carmelo Anthony avait été drafté par Detroit… (1)

Voici, dans l’ordre, les cinq premiers choix de la draft NBA 2003 : LeBron James, Darko Milicic, Carmelo Anthony, Chris Bosh et Dwayne Wade. Dans cette liste se trouve un intrus. À votre avis, de qui s’agit-il ?

Ceux qui s’intéressent à la NBA trouveront rapidement la réponse : Darko Milicic. LeBron James est l’un des meilleurs joueurs de basket-ball de tous les temps. Carmelo Anthony a gagné trois titres olympiques, a été neuf fois All-Star et a obtenu le titre de meilleur scoreur de la NBA en 2013. Chris Bosh a remporté deux titres avec le Miami Heat et a été l’un des meilleurs joueurs de sa génération. Dwayne Wade a fait gagner un titre au Miami Heat presque à lui seul et est considéré à juste titre comme l’un des meilleurs joueurs de l’histoire du basket-ball. Le pauvre Darko, quant à lui, a traîné sa peine pendant dix ans sur les parquets NBA, sous six maillots différents, avec une moyenne en carrière famélique de… 6 points, 4,2 rebonds et 1,3 contres.

Avec le temps, et malgré un titre remporté au cours de son année rookie en jouant les utilités (159 minutes de jeu pour toute la saison…), Milicic est devenu l’objet de multiples moqueries. Un blog parodique à succès intitulé « Free Darko » lui a été consacré, il a été la cible de blagues récurrentes durant toute sa carrière et est aujourd’hui régulièrement cité parmi les pires joueurs draftés en haut de tableau de l’histoire. Il a pris sa retraite à 27 ans, a tenté une carrière dans le kickboxing, puis a caressé l’idée d’un retour avant de devenir finalement simple fermier dans sa Serbie natale. Pas vraiment flamboyant.

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En voyant la médiocrité de la carrière de Milicic, il est naturel que, bien des années plus tard, se posent les deux questions suivantes : Comment les Pistons ont-ils pu drafter Darko Milicic ? et surtout : Que se serait-il passé s’ils avaient choisi à la place Carmelo Anthony (ou Bosh ou Wade) ? Prendre n’importe lequel de ces trois joueurs n’était-il pas évident ?

Eh bien, les choses sont un peu plus compliquées que cela si l’on se replace dans le contexte de l’époque. À la fin des années 90, la NBA a connu un afflux de joueurs ayant fait le grand saut du lycée à la NBA, sans passer par l’université : Kevin Garnett, Kobe Bryant, Jermaine O’Neal, Tracy McGrady. Ces joueurs avaient beaucoup de talent, mais leur jeu était basé sur leurs formidables aptitudes physiques et les prouesses individuelles ; les fondamentaux du basket étaient ignorés et la qualité du jeu s’en ressentait, dans une ligue où le spectacle semblait avoir pris le dessus sur le reste.

À l’inverse, le basket européen commençait à prendre de l’essor ; les joueurs européens étaient perçus comme étant plus mûrs, et maîtrisant davantage les bases de leur sport. Les responsables de clubs s’étaient donc mis à prospecter en Europe, et le nombre d’européens draftés augmentait d’année en année. Les joueurs européens présentaient aussi un avantage non négligeable : ils étaient blancs, alors que les jeunes vedettes « égoïstes » avaient la peau noire. Pour le fan américain moyen cherchant à s’identifier aux joueurs NBA, c’était du pain bénit.

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C’est dans ce contexte que débute la « hype » Darko Milicic, aux alentours de 2003. Fils d’un policier et d’une femme de ménage, Darko grandit à Novi Sad, en Serbie, au sein d’une famille pauvre. À 16 ans seulement, il intègre l’équipe professionnelle serbe d’Hemofarm, où il affronte régulièrement des joueurs entre 25 et 30 ans. La rage et la puissance dont il fait preuve pour son jeune âge impressionnent les recruteurs américains. À 17 ans, Darko fait la une d’ESPN Magazine. Puis il se présente aux entraînements pré-draft de 2003 et effectue des performances remarquables. Beaucoup sont alors persuadés d’avoir trouvé la perle rare : un joueur professionnel, discipliné, possédant les fondamentaux et la rage de vaincre – toutes ce qui manquait (croyait-on) aux jeunes stars américaines paresseuses et ne pensant qu’à dunker.

Voici quelques citations de l’époque qui reflètent assez bien la mentalité générale :

« La NBA est basée sur le spectacle. En Serbie, le basket-ball est un business. »
Zeljko Lukajic, entraîneur de Hemofarm

« La rapidité et l’explosivité de Darko sont des dons naturels. Il doit prendre du muscle, mais pas trop, car sa rapidité lui donnera un meilleur avantage au poste que n’importe quel degré de force. »
Arnie Kander, ESPN Magazine

« Darko est vraiment unique en son genre. Il se déplace bien, il est adroit, peut tirer à trois points et joue dos au panier. Il peut jouer poste 3, 4 ou 5. Bien sûr, il n’est pas le seul dans ce cas ; mais ce qui le distingue des autres est sa grosse présence au poste. […] Plus on le repousse, plus il revient à la charge. »
Chad Ford,
ESPN Magazine

« Darko me fait penser à Wilt Chamberlain dans sa jeunesse. Wilt pouvait tout faire sur un terrain, et je n’ai pas vu un big man aussi technique depuis Wilt. »
Will Robinson, ESPN Magazine

« Les frères vont le respecter. »
Brett Forrest, ESPN Magazine

« On le surveillait depuis quelques années. C’est un big guy talentueux qui peut jouer à l’intérieur ou à l’extérieur. Il est gaucher et peut jouer petit ailier. Il se déplace bien et a de solides qualités athlétiques. Il peut tirer de loin et aller vers le panier. »
Ryan Blake, scout NBA

À l’aube de la draft 2003, trois joueurs se détachent de la masse : LeBron James, 18 ans mais déjà annoncé comme le futur Michael Jordan, Darko, dont une équipe de NBA sur cinq pense qu’il sera meilleur que James (2), et Carmelo Anthony, champion universitaire avec Syracuse et meilleur joueur de son équipe.

(Pour répondre immédiatement à l’une des questions posées plus haut, il n’y avait aucune chance que Wade ou Bosh soit sélectionné parmi les trois premiers de cette draft. Aucune. Tout le monde se demandait si Bosh allait prendre suffisamment de masse musculaire pour réussir dans la ligue, et Miami a stupéfait tout le monde en prenant Wade en cinquième choix. Même si Detroit aurait sans doute obtenu plusieurs titres en draftant Wade, on ne peut pas dire qu’ils aient gaffé en ne le choisissant pas. Ils n’allaient tout de même pas faire un trade pour avoir un joueur moins coté. Laissons donc Wade et Bosh de côté et évoquons le cas Anthony.)

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Les trois premières équipes à choisir sont Cleveland, Detroit et Denver. Parmi ces trois équipes, une seule n’est pas en reconstruction : celle de Detroit. Comme on en a parlé, les Pistons ont eu l’énorme chance de voir les Grizzlies tirer le second choix de draft à la loterie et être obligés de leur céder en raison d’une transaction douteuse effectuée des années plus tôt. Les Pistons se retrouvent du coup avec le deuxième choix. Après la sélection sans surprise de James par les Cavaliers, ils ciblent immédiatement Darko, ayant déjà une valeur sûre au poste 3 (Tayshaun Prince) et ayant besoin de taille sous le panier (tout ceci se passait huit mois avant que Danny Ainge ne leur offre Rasheed Wallace dans un emballage-cadeau).

Les Pistons auraient été massacrés s’ils avaient pris quelqu’un d’autre que Milicic en second. C’est pour cela qu’ils l’ont drafté, même si beaucoup de gens pensaient qu’ils se trompaient et qu’ils auraient dû choisir Anthony. Pourquoi ? Parce que Anthony était une valeur sûre. Milicic était un grand espoir, mais la NBA était totalement différente de tout ce qu’il avait connu en Europe. Anthony avait travaillé son jeu pendant quatre ans et remporté un titre universitaire en étant élu MOP. Il était prêt pour la NBA. Ne pas être choisi en deuxième position l’a d’ailleurs considérablement surpris :

« On m’avait dit que Detroit allait me prendre. Quand Cleveland a fait son choix, pour moi, c’était clair : j’allais à Detroit. »

De fait, en dehors de déclarations de journalistes et de spécialistes NBA qui ne se basent guère sur des faits tangibles, les Pistons et le manager général Joe Dumars ne savaient pas grand-chose de Milicic :

« En ce qui concerne Darko, je crois que nous avions deux sources d’information, pas plus. »

Mais le choix est fait et Darko rejoint Detroit. Les Pistons ont déjà un noyau solide, autant au niveau des titulaires que des remplaçants. L’entraîneur des Pistons, Larry Brown, ne s’intéresse pas au jeune serbe. Il le fait peu jouer. Darko ne s’épanouit pas et commet de nombreuses fautes. Au lieu de gagner du temps de jeu et d’apprendre le métier, il végète sur le banc. Les Pistons gagnent le titre NBA en 2004 et le frôlent la saison suivante. L’équipe est solide. Il n’y a pas de place pour Darko. L’arrivée d’un nouvel entraîneur, Flip Saunders, en 2006, est un motif d’espoir, mais Darko a déjà perdu trop de temps. Il joue toujours aussi peu et rumine son sort sur le banc. Il quitte les Pistons pour le Magic, où il ne restera qu’un an, puis cherche à se relancer chez les Grizzlies et les Knicks. Peine perdue. Il met fin à sa carrière en 2012 après un petit mois passé chez les Celtics.

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La sélection d’Anthony en deuxième position était donc évidente et les Pistons se sont plantés. Que seraient-ils devenus s’ils l’avaient pris ? Pour Chauncey Billups, meneur de l’équipe de Detroit championne en 2004, Anthony aurait rendu les Pistons encore meilleurs :

« Sa tendance à ne pas faire circuler le ballon ? Il n’aurait pas été comme ça s’il avait été avec nous. Nous ne l’aurions pas laissé jouer ainsi. Il serait bien meilleur qu’il ne l’est aujourd’hui, et il est déjà un grand joueur. Il serait devenu une icône. Parce que c’est ce qui arrive quand on gagne. »

C’est peut-être vrai. Mais si Carmelo va à Detroit, il se serait certainement produit autre chose. La théorie la plus vraisemblable est celle-ci : si Anthony va à Detroit, Detroit perd le titre de 2004.

Les arguments pour étayer cette thèse ? D’abord, quoi qu’en pense Billups, il est probable qu’Anthony n’aurait jamais su se greffer parfaitement aux Pistons. Son style de jeu porté sur l’offensive et sa défense médiocre n’auraient jamais pu s’accorder avec le basket altruiste et défensif prôné par Larry Brown. Ensuite, Prince aurait été en concurrence avec Anthony au poste 3 ; si Carmelo arrive, sa confiance est juste assez entamée pour que nous ne voyions pas la même équipe des Pistons qui a battu les Lakers en 2004. Enfin, il ne faut pas oublier que Larry Brown a entraîné Anthony aux Jeux Olympiques de 2004 et qu’ils se détestaient au point que « Melo » a mis du temps à s’en remettre. Jamais ils n’auraient pu cohabiter à Detroit.

Les effets de la sélection d’Anthony à long terme ? Brown s’en va ; Anthony (ou Prince) se fait échanger ; Detroit ne va jamais en finale ; et Darko obtient un bon temps de jeu à Denver, progresse à son rythme et devient autre chose qu’une triste cible sur laquelle on écrase des dunks. Ironie du sort, faire un mauvais choix a, en fin de compte, fait gagner un titre à Detroit.


(1) Source : www.detroitsportsnation.com

(2) Selon la rumeur à l’époque. Comme pour toutes les rumeurs, l’affirmation est à prendre avec beaucoup de prudence.