#3 : Abdul-Jabbar, un oubli qui coûte cher

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Lew Alcindor (Kareem Abdul-Jabbar) rejoint les Bucks. Inespéré pour la NBA (1).

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Au début des années 70, l’ABA et la NBA se livraient une guerre sans merci pour attirer les meilleurs joueurs au sein de leur ligue. L’événement qui va vous être raconté ici est l’un est plus déterminants de l’histoire du basket-ball professionnel américain. Tout ce qui a pu se passer en NBA entre les années 1970 et 1980 – l’organisation, le palmarès, les équipes championnes, l’héritage laissé par les joueurs – aurait pu être changé. Si rien de tout ceci n’a eu lieu, c’est en raison d’une simple décision – ou plutôt d’une absence de décision, aussi insensée qu’incompréhensible (2).

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Au printemps 1969, Ferdinand Lewis Alcindor (qui n’a pas encore pris le nom de Kareem Abdul-Jabbar) arrive au terme de sa carrière universitaire. Avec l’équipe de UCLA, il a écrasé tous ses adversaires : trois titres de champion, trois titres de MOP (meilleur joueur du tournoi), des moyennes exceptionnelles, et une dominance telle que les instances universitaires ont interdit le dunk pour lui rendre la tâche plus difficile (sans véritable succès). Les deux ligues professionnelles de basket-ball américaines existantes, l’ABA et la NBA, lui sautent immédiatement dessus : Alcindor est choisi en première position de draft par les Milwaukee Bucks en NBA, et par les New Jersey Nets en ABA. ABA ou NBA, il faut choisir : la famille du jeune homme réunit une équipe d’agents et de conseillers, et passe les mois qui suivent à comparer les deux ligues.

L’ABA et la NBA ont toutes les deux désespérément besoin d’Alcindor. La NBA mettrait la main sur la plus grande star à entrer dans la ligue depuis Oscar Robertson, et son arrivée redonnerait un coup de fouet à une ligue en difficulté face à l’émergence de l’ABA. Les dirigeants de l’ABA, eux aussi, ont de bonnes raisons de vouloir Alcindor : le joueur donnerait une légitimité à leur ligue, qui n’existe que depuis deux ans, leur permettrait d’obtenir un contrat avec une chaîne de télévision, et forcerait la NBA à fusionner avec eux. Les atouts de la NBA ? Son histoire et son prestige. Ceux de la l’ABA ? Une grosse manne financière qui peut leur permettre de faire un pont d’or à Alcindor, tout en espérant récupérer leur argent avec la vente de billets et les droits télévisuels.

Sans jamais donner sa préférence en public, Alcindor avait jeté son dévolu sur l’ABA. Milwaukee possédait ses droits NBA, mais « Big Lew » était davantage intéressé par les Nets : il avait grandi à New York et n’aurait pas été trop éloigné de sa famille, il y avait des musulmans en ville et l’énorme marché de la franchise lui aurait été profitable (3). Mais comme passer l’été à jouer au sein des deux ligues pour se faire une idée précise ne l’intéressait pas, l’entourage d’Alcindor a posé les conditions suivantes à l’ABA et la NBA :

  • Les deux ligues devaient venir les rencontrer et proposer chacune une offre et une seule, la meilleure possible, sans possibilité de marchander ;
  • Alcindor allait prendre sa décision seul : ni son agent, ni son coach, ni même ses parents n’auraient leur mot à dire ;
  • Une fois que le joueur aurait pris sa décision, celle-ci serait définitive.

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Dick Tinkham et Mike Storen, directeurs exécutifs au sein de l’ABA, réfléchissent avec les différents responsables de la ligue pour trouver la meilleure façon de gérer l’affaire. Depuis plusieurs mois, ils préparent l’opération « Kingfish », une stratégie mise en place pour faire signer Alcindor. Ils ont dressé son profil psychologique avec l’aide de professionnels reconnus, ont questionné le joueur ainsi que ses amis de New York et de UCLA, ont étudié ses activités à l’université et l’ont même fait suivre par un détective privé. Tout cela leur a coûté 10 000 $ de frais, mais l’investissement en vaut la peine. Car les informations récoltées permettent aux dirigeants de l’ABA d’arriver à une idée astucieuse :

Lorsque nous rencontrerons Alcindor, nous allons lui donner un chèque d’un million de dollars, encaissable immédiatement, qui fera partie de notre offre. Non seulement ce chèque prouvera que nous sommes sérieux et que nous n’avons pas de problèmes financiers, mais Alcindor va être alléché par la perspective de devenir millionnaire instantanément et il acceptera de jouer pour nous. Et en prime, nous offrirons un manteau de vison à sa mère qui en rêve depuis longtemps.

Ce qui est un très bon plan. Un peu désespéré, mais très bon.

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Personne ne sait exactement si l’entourage d’Alcindor a d’abord rencontré les dirigeants de l’ABA ou ceux de la NBA. Kareem prétend avoir rencontré d’abord les dirigeants de la NBA, Tinkham et Storen affirment le contraire. On s’en tiendra à la version de ces derniers pour plus de clarté.

L’ABA tire en premier. Elle envoie deux représentants pour faire son offre à Alcindor : George Mikan, ancienne légende du basket devenu commissionnaire de l’ABA, et Arthur Brown, propriétaire de l’équipe de New York. Bien que paraissant légitime, ce choix est vu comme inquiétant par diverses personnalités de l’ABA, les talents de businessman de Mikan étant inversement proportionnels à ceux dont il faisait preuve sur un terrain de basket. Mais Mikan était convaincu d’être un bon négociateur et en raison de son statut, il était difficile de le tenir hors de portée de l’affaire. Une grosse erreur, qui va se vérifier tragiquement.

Bon. Mikan et Brown arrivent et commencent à discuter avec Alcindor. Ils parlent de l’arrivée de Lew à New York et proposent même de lui adjoindre éventuellement quelques-uns de ses anciens coéquipiers de UCLA. Des sommes d’argent sont évoquées. Mais pour une raison connue de lui seul, Mikan ne donne pas le chèque à Alcindor. Il reste dans sa poche ! Et au lieu de le lui donner, ils insultent le joueur en lui faisant une offre merdique (un million de dollars, mais sur quatre ans, et pas à la signature). L’équipe de Alcindor quitte la réunion se demandant pourquoi l’ABA ne s’est pas totalement engagée. Et les propriétaires de l’ABA sautent au plafond en apprenant que Mikan n’a pas donné le chèque.

STOREN : Il a été convaincu quand vous lui avez donné le chèque ?
MIKAN : On s’est dit que ce n’était pas la peine de faire notre meilleure offre. Il vaut mieux attendre qu’il nous recontacte, on utilisera le chèque pour la deuxième partie de la négociation.
STOREN : QUOI  ?
MIKAN : Du calme ! Il va nous rappeler. Il reviendra vers nous après avoir écouté l’offre de la NBA.
STOREN : C’est lui qui vous l’a dit ?
MIKAN : Pas exactement. Il a dit que c’était lui qui prendrait la décision.
STOREN : Pauvres crétins ! Pourquoi avoir dépensé tout cet argent pour obtenir des informations sur lui si c’est pour en arriver là ? Pourquoi ne lui avez-vous pas donné le chèque ?

Storen et Tinkham tentent de recontacter Alcindor, mais celui-ci refuse de les rencontrer à nouveau pour réparer la gaffe. Désespérés, les deux hommes interceptent Lew et son père à l’aéroport avant qu’ils ne repartent pour Los Angeles, et lui proposent cette fois le chèque. Le père du jeune homme est tenté, mais il est déjà trop tard. Insulté par l’offre de Mikan et Brown, Alcindor a juré de ne jamais mettre les pieds en ABA et s’est engagé avec les Bucks, qui se sont engouffrés dans la brèche et qui lui ont fait une offre « extrêmement généreuse » (4). Comme promis, il ne reviendra pas sur sa décision. Milwaukee fait signer Alcindor pour un montant record de 1,4 millions de dollars sur cinq ans, et Mikan se fait dégager de son poste de commissionnaire de l’ABA l’année suivante. Comme Kareem l’écrira plus tard : « Les Nets avaient l’avantage et ils ont tout gâché. »

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Alors, que se passe-t-il si Mikan ne gâche pas tout et que « Big Lew » signe avec les Nets ? Peut-être que les Knicks de 1970 ne deviennent pas l’équipe la plus populaire de New York. Peut-être que les Nets récupèrent Rick Barry dans un trade un an plus tard et deviennent une superpuissance. Peut-être que la fusion a lieu plus tôt, peut-être que les Nets deviennent la grande équipe des années 70, et peut-être que Kareem finit par ne jamais jouer avec Magic et les Lakers. Il est en tout cas certain que trois choses n’arrivent pas : les Bucks ne remportent pas le titre en 1971, Oscar Robertson ne rejoint jamais Milwaukee, et le MVP de la NBA en 1971, 1972 et 1974 n’est pas Alcindor ou Abdul-Jabbar. De quoi perdre la tête.


(1) Source photo : http://www.theopenman.com

(2) La plupart de ces informations proviennent du livre Loose Balls de Terry Pluto (2011).

(3) Dixit Kareem lui-même dans son autobiographie Giant Steps (1983).

(4) Pour vous dire à quel point l’offre de l’ABA a vexé Kareem, sachez qu’il n’avait aucune envie particulière de jouer pour Milwaukee. Les Bucks n’ont rien fait pour lui, et il a fui l’équipe dès qu’il en a eu l’occasion après la saison 1975. Il voulait jouer pour les Nets.