#6 : Wilt, les Lakers et les Sixers

Wilt Chamberlain vs Celtics archive

Wilt Chamberlain avec les Philadelphia 76ers. (1)

*****

Parmi tous les événements de la catégorie « Destins », voici celui qui soulève peut-être le plus de questions. Car on évoque ici un joueur extraordinaire, peut-être le plus dominant de l’histoire du basket ; tout ce qui touche donc à sa carrière a donc une grande influence sur la NBA en général. Nous allons nous demander ici ce qui se serait passé si Wilt Chamberlain avait rejoint les Lakers et deux des plus grandes stars de l’époque (Baylor et West) au lieu d’être engagé par les Sixers en 1965. Même si la période d’influence n’est que de quatre ans (Chamberlain a rejoint les Lakers en 1969), il est intéressant d’imaginer ce qui aurait pu changer, et aussi de mettre en avant certains éléments que trop peu de gens ignorent concernant Chamberlain.

*****

Au début de l’année 1965, la rivalité entre Bill Russell et Wilt Chamberlain est à son paroxysme. Les deux joueurs dominent la NBA de la tête et des épaules, avec des performances individuelles à couper le souffle, particulièrement de la part de Chamberlain. Tout le monde s’attend donc à retrouver les Celtics de Russell et les San Francisco Warriors de Wilt en tête de classement de leur Conférence, en compagnie d’outsiders sérieux comme les Lakers de Jerry West, et les Sixers de Greer.

En saison régulière, toutefois, rien ne se passe comme prévu. Du moins pour San Francisco, car les Celtics tiennent leur rang sans se laisser démonter par la retraite de Ramsey et le déclin visible de Tom Heinsohn qui dispute sa dernière saison. Ils finiront avec le meilleur ratio de l’ère Russell (62 victoires pour 18 défaites). Les Warriors, en revanche, s’auto-détruisent ; ils perdent dix-sept matchs d’affilée et leur bilan après 44 matchs est de 10 victoires pour 34 défaites. Et c’est là que la direction de San Francisco prend une décision en apparence insensée : se séparer de Chamberlain, qui est cédé à Philadelphie en plein milieu de la saison pour 30 % de la somme qu’il avait coûté.

Là, bien sûr, on s’étonne : si Chamberlain était si fort et si dominant, pourquoi s’être ainsi débarrassé de lui ?

Voici la réponse. Wilt était généreux, séduisant, amical, facile à aborder et à interviewer. Mais de façon étrange et inversement proportionnelle, c’était le pire des coéquipiers. Il ne comprenait tout simplement pas le concept du jeu collectif. Il rejetait la faute sur ses coéquipiers et ses entraîneurs après les défaites, s’opposait aux coéquipiers qui auraient pu l’aider et humiliait les joueurs adverses devant la presse pour rehausser son éclat. Pendant ses six premières années de carrière, il a monopolisé le ballon, s’est pris de passion pour les statistiques et a demandé à être traité de manière différente de ses équipiers. Quand les Warriors sont tombés en miettes au cours de cette année 1965, le légendaire chroniqueur du Los Angeles Times, Jim Murray, a écrit ceci :

[Wilt] sait faire une chose mieux que personne : marquer. De façon logique, ses équipiers se transforment en une congrégation de majordomes dont la fonction principale est de lui passer la balle sous le panier. Leur talent s’atrophie, leurs désirs s’estompent. Les grands joueurs comme Willie Naulls, qui rejoignent les Warriors, lancent des appels silencieux, comme les naufragés placent dans une bouteille à la mer un message sur lequel sont inscrits les mots : « Au secours. »

Beaucoup de gens pensent que Wilt est arrivé au sommet trop tôt et trop vite, qu’il n’a jamais compris le concept de travail d’équipe parce qu’il avait été le centre d’attention de tous depuis le lycée. Dans son livre sur Chamberlain et Russell (The Rivalry), John Taylor décrit les pensées de Red Auerbach à ce sujet :

[Le propriétaire des Warriors, Eddie Gottlieb] a pourri Wilt jusqu’à la moelle. La plupart du temps, Wilt ne voyageait même pas avec ses équipiers. Il était incontrôlable. Auerbach doutait qu’il aurait lui-même été en mesure d’encadrer Wilt… Wilt a passé l’année avec les Globetrotters, goûté aux grosses sommes d’argent et à la célébrité, et a commencé à croire qu’il était plus important que son entraîneur ou ses coéquipiers. « Goty », tremblant à l’idée de perdre gros au change, l’a laissé faire ce qu’il voulait. Chamberlain avait acquis la conviction que les spectateurs venaient pour le voir et que, par conséquent, chaque match avait pour but de lui donner l’occasion d’être la star. Il y avait une certaine logique commerciale là-dedans, mais la conséquence, d’après Auerbach, est que Chamberlain est devenu impossible à diriger et tant qu’il était impossible à diriger, l’équipe dans laquelle il jouait n’avait aucune réelle chance de gagner un titre.

*****

Malgré cela, on peut penser que lorsque San Francisco plaça Chamberlain sur la liste des transferts au cours de cette année 1965, beaucoup d’équipes se seraient battues pour l’avoir. Les Lakers, surtout, auraient pu sauter sur l’occasion : eux qui avaient perdu plusieurs finales consécutives et n’avaient rien pour stopper Russell avait la chance d’acquérir un Wilt au firmament absolu de sa carrière pour presque rien ! Mais les Lakers furent si intrigués de voir qu’un joueur aussi important était bradé par son équipe que le propriétaire, Bob Short, demanda à ses joueurs de voter pour savoir si oui ou non il devait acheter le contrat de Chamberlain. Le résultat du vote ? Neuf à deux… contre.

Neuf à deux contre !

Cela résume tout, et montre bien l’image que les autres joueurs de la ligue avaient de Wilt. Les Lakers ont passé leur tour et Wilt est allé à Philadelphie.

*****

Alors, les Sixers ont-ils bénéficié de l’arrivée de Chamberlain ou celui-ci a-t-il fait des siennes comme avec les Warriors ? Un peu des deux. Avec l’arrivée de Wilt, les Sixers ont soudain une équipe devient aussi talentueuse que celle de Boston : outre Chamberlain, ils ont l’arrière Hal Greer (dix fois de suite All-Star), Lucious Jackson (un ailier fort All-Star, huitième meilleur rebondeur cette saison), le swingman Chet Walker (sept fois All-Star), le meneur Larry Costello (six fois All-Star) et deux role players de qualité (Dave Gambee et Johnny Kerr). La série de matchs entre les Sixers et les Celtics de 1965 se résume donc à la dernière action du Match 7 au Garden, et l’interception décisive de Havlicek. En finale, les Celtics retrouvent des Lakers qui n’ont toujours personne pour s’opposer à Russell, et les pulvérisent grâce à leur « Big Three » (Russell, Havlicek, et Sam Jones) et un groupe de solides role players (avec une année monstrueuse de Satch Sanders).

L’année suivante, Wilt continue ses frasques. Il avait la fâcheuse habitude de distraire sa propre équipe au pire moment. Avant le cinquième match de la finale de la Conférence Est contre Boston, Sports Illustrated publia un article controversé sur Chamberlain dans lequel il descendait en flammes l’entraîneur Dolph Schayes. Cela détruisit le moral de son équipe qui fut vaincue par Boston. Un échec de plus pour Wilt et les Sixers.

En 1967, Philadelphie finit par récolter les fruits du transfert de Chamberlain. Grâce à un coup de pouce du rookie Billy Cunningham et la révélation soudaine de Wilt qu’il n’a pas besoin de marquer pour aider son équipe à gagner (on en reparlera plus tard), les Sixers déroulent en saison régulière (68 victoires), renversent en cinq matchs des Celtics affaiblis par la retraite de KC Jones et la prise de fonctions peu évidente de Russell en tant qu’entraîneur-joueur, et battent les Warriors en six matchs pour le premier titre de Wilt.

La saison suivante, Wilt devient meilleur passeur de la ligue. Philadelphie termine avec huit victoires de plus que les Celtics. Les Celtics vieillissants remontent un déficit de 3-1 en finale de Conférence Est pour continuer leur route, puis battent une très bonne équipe des Lakers pour le dixième titre de Russell. Et à la fin de la saison, Philadelphie transfère Wilt aux Lakers pour 40 % de ce qu’il leur avait coûté.

*****

Revenons-en à la question principale : les Lakers auraient-ils pu gagner un ou plusieurs titres si Wilt les avait rejoints dès 1965 ? A priori, non. Même lorsque Wilt s’est mis à copier Russell et à jouer de façon plus altruiste, il n’a pas pu faire ça pendant plus d’un an et est devenu obsédé par les passes décisives, ce qui a conduit au transfert évoqué plus haut. Et en 1969, sa venue aux Lakers n’a pas empêché l’équipe de Los Angeles de perdre plusieurs fois :

  • En 1969, les Celtics comblent un déficit de 3-1 et gagnent le Match 7 de la finale à Los Angeles. À noter que Wilt s’est distingué au cours des Finales en se disputant avec Elgin Baylor et en refusant son aide, ce qui a probablement contribué à la défaite des Lakers.
  • En 1970, les Lakers sont vaincus par les Knicks au même stade (finale, Match 7) avec le célèbre retour de Willis Reed. Ils perdront la revanche contre ces mêmes Knicks trois ans plus tard.
  • En 1971, la perte de Jerry West sur blessure en fin de saison causera la défaite des Lakers contre les futurs champions, les Bucks.

En 1972, les Lakers et Chamberlain obtiendront le titre, mais celui-ci est moins dû à Wilt qu’au formidable entraîneur Bill Sharman. La réponse paraît donc claire : même avec les meilleurs coéquipiers du monde, Chamberlain n’aurait certainement pu faire mieux que ce qu’il a accompli. Placez Wilt dans n’importe quelle équipe durant la période où il était joueur, il n’aurait sans doute pas pu obtenir plus qu’il n’a eu.


(1) Source : http://www.nba.com