L’intégration de la ligne à trois points

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Le tir à trois points de Ray Allen contre les Spurs lors de la finale de 2013. Sans lui, Miami aurait perdu le titre. (1)

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On l’a vu en 2016 avec l’équipe des Warriors : pour peu qu’une équipe possède d’excellents shooters, les paniers à trois points lui garantiront des victoires plus faciles. En raison de son incroyable réussite à longue distance, on parle beaucoup aujourd’hui de Stephen Curry comme du plus grand shooter de l’histoire, mais on oublie souvent que la ligne à trois points n’est apparue en NBA qu’à l’aube des années 80, et que d’anciens joueurs comme Pete Maravich pourraient également prétendre à ce titre. Sans relancer ce dernier débat, le but de cet article est de comprendre comment la ligne à trois points s’est progressivement intégrée au jeu, jusqu’à devenir partie intégrante du basket-ball.

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Avant de faire son apparition en NBA, la ligne à trois points a d’abord existé au sein de ligues dissidentes de basket-ball professionnel, comme l’ABA ou l’ABL d’Abe Saperstein. Comprenant qu’il était difficile de rivaliser avec la toute-puissante NBA sans faire preuve d’originalité, les dirigeants et responsables avaient trouvé ce moyen (entre autres) pour rendre le jeu attractif et attirer du monde.

À l’origine, l’idée de la ligne à trois points remonte aux années 20 ; elle provient d’un légendaire athlète de l’université d’Indiana devenu par la suite entraîneur de basket, Herman « Suz » Sayger. Celui-ci avait imaginé la ligne à trois points pour rentabiliser les tirs lointains et donner un rôle plus important aux arrières, tout en laissant les pivots batailler dans la raquette. L’innovation fut moyennement accueillie ; des tests furent tentés au niveau secondaire et universitaire avant que l’ABL et l’ABA ne reprennent l’idée de Sayger. Après la fusion ABA-NBA en 1976, trois années passeront, au cours desquelles les joueurs en provenance de l’ABA devront apprendre à se passer de la ligne à trois points. Puis, en 1979, la NBA décide finalement d’intégrer cette dernière.

L’adaptation fut-elle facile ? Nullement. Croyez-le ou non, il a fallu huit bonnes années avant que la ligne des trois points fasse partie intégrante du jeu. Remontons ensemble le temps :

1980

Personne n’ose réellement se jeter à l’eau. La moyenne des tentatives de tirs à trois points par match NBA est inférieure à six. Sur l’ensemble de la saison, seuls douze joueurs tentent plus de 100 tirs à trois points et deux seulement en tentent plus de 200 : Rick Barry (221) et Brian Taylor (239). Pour finir, cinq joueurs à peine ont un pourcentage de réussite supérieur à 38 %. Malgré tout, des joueurs en apparence « ordinaires » commencent à prendre de la valeur par leur adresse à longue distance, et la foule les applaudit bruyamment à chaque panier à trois points marqué. Chris Ford, l’arrière des Celtics, auteur du premier panier à trois points de l’histoire de la NBA en octobre 1979, est un de ceux-là (43 % de réussite à trois points en 1980).

Le panier à trois points emblématique de cette année-là : celui réussi par Julius Erving lors du Match 3 des Finales NBA de 1980. Il illustre bien les difficultés des joueurs à l’époque : c’est le seul tir à trois points marqué sur les six matchs de la série !

1981

La mayonnaise ne prend pas. Les tentatives de tir à trois points tombent à quatre par match. La moyenne de la ligue chute de 28 % à 24,5 %. Le joueur ayant tenté le plus de tirs à trois points ? Mike Bratz, avec 169 tentatives à peine. En dehors de Brian Taylor (38,3 % de réussite), personne n’arrive à dépasser les 34 % de réussite.

Le panier à trois points emblématique de cette année-là : celui marqué en coin par Larry Bird dans le Match 6 des Finales, à 1’20 de la fin, pour donner aux Celtics un avantage de six points (97-91) et sceller la victoire et le titre.

1982

La frilosité perdure. Seuls quatre joueurs tentent plus de 100 tirs à trois points.

Le panier à trois points emblématique de cette année-là : l’énorme tir à 9,15 m marqué par Frankie Johnson dans le Match 5 de la série entre les Celtics et les Bullets. Après avoir ferraillé avec Gerald Henderson pendant tout le quatrième quart-temps, Johnson a fini par s’énerver et a enfilé trois tirs à trois points d’affilée (dont le fameux tir à 9,15 m) pour arracher la prolongation. Celle-ci sera suivie d’une autre avant que Boston ne l’emporte.

1983

Rien de nouveau. Encore une fois, quatre joueurs seulement tentent plus de 100 tirs à trois points. La moyenne de la ligue chute à un maigre 24 %. Concernant le taux de réussite, Mike Dunleavy termine premier (34 %) et Isiah Thomas deuxième (28 %), ce qui est ironique car il est le pire tireur à longue distance de tous les meneurs modernes.

Le panier à trois points emblématique de cette année-là : celui, encore une fois, marqué par Julius Erving. En finale face aux Lakers, Philadelphie mène 3-0 et a l’avantage au score dans le Match 4 ; à 59 secondes de la fin, Erving rentre un tir à trois points pour consolider l’avance de son équipe et remporter le titre en finissant par un joli sweep.

1984

La machine commence un peu à se mettre en route. Darrell Griffith, alias « Dr. Dunkenstein », montre qu’il a d’autres qualités que celles décrites par son surnom en réalisant un joli triplé : il mène la ligue au nombre des tentatives à trois points (252), au nombre de trois points réussis (91) et au pourcentage de réussite à trois points (36,1 %).

Le panier à trois points emblématique de cette année-là : aucun.

1985

Les tentatives à trois points grimpent à 6,2 par match ; la moyenne de la ligue grimpe à 28,2 % de réussite ; quinze joueurs tentent plus de 100 tirs à trois points ; quatre joueurs brisent la marque des 40 % de réussite. Parmi eux, Larry Bird (42,7 %), qui a ajouté le tir à trois points à son arsenal et contribue à le rendre populaire.

Le panier à trois points emblématique de cette année-là : au choix, l’un des deux tirs mémorables enquillés par Bird lors de son match à 60 points contre Atlanta. Et dire qu’à peine sept jours plus tôt, Kevin McHale avait établi le record de points marqués par un Celtic en un match avec 56 points…

1986

Cette fois, c’est parti et bien parti. L’année 1986 marque le début du premier concours à trois points au All-Star Weekend, que Bird remporte haut la main après avoir affirmé sa victoire à l’avance. Le mois suivant, il marque 25 tirs à trois points sur 34 en dix matchs. À la fin de saison, il mène la ligue au nombre de tentatives (194) et au nombre de réussites (82), mais termine quatrième au pourcentage de réussite (42,3 %). Des spécialistes à trois points qui émergent comme Craig Hodges (45 %), Trent Tucker (44 %), Kyle Macy (41 %), Michael Cooper (39 %) et Dale Ellis (36 %), des joueurs qui couvraient bien le court et ouvraient la peinture. Au-delà de ça, Bird devient le premier à utiliser les trois points comme arme psychologique, en en mettant quatre au quatrième quart-temps du sweep de Boston sur Milwaukee en finale de Conférence.

Le panier à trois points emblématique de cette année-là : au choix : l’énorme panier de Bird lors du dernier match des Finales contre Houston (dribble en sortie de raquette, prise à trois, retraite vers la ligne de touche devant le banc de Houston, tir à trois points réussi), le tir à trois points au buzzer de Erving (encore lui !) pour battre les Celtics ou l’autre tir à la sirène improbable de Dudley Bradley, qui fait gagner un match de play-offs à son équipe contre Philadelphie. Mais rien ne pourra surpasser l’incroyable buzzer beater de Jeff Malone, que la NBA a utilisé dans des publicités pendant au moins un an. Assurément le meilleur tir à trois points de l’histoire (les mots ne suffisant pas pour décrire ce panier, vous êtes encouragés à aller le voir sur Youtube).

1987

Cette fois, on y est ! Les tentatives de tir à trois points grimpent à près de dix par match, le pourcentage de réussite de la ligue grimpe à plus de 30 %, huit joueurs tentent plus de 200 tirs à trois points et vingt en tentent au moins 1 215.

Le panier à trois points emblématique de cette année-là : le tir à trois points gagnant du Match 4 des Finales de 1987 manqué par Larry Bird. D’accord, ce tir a été manqué, mais il est tellement emblématique qu’on ne pouvait pas ne pas le signaler. Cela aurait pu être le plus célèbre tir à trois points de tous les temps. Dans l’un des tribilliards de documentaires sur la NBA tournés durant cette décennie, Worthy a admis qu’il faisait toujours des cauchemars dans lesquels il voyait ce tir rentrer. Et pourtant, il a gagné la finale avec les Lakers.

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Au total, le processus par lequel les trois points sont devenus des « Threeeeeeeeeeeeee ! » a donc duré huit ans. Un peu plus tard, au milieu des années 90, les joueurs avaient tellement perdu leur adresse que la ligne a été avancée. Mais le pourcentage de réussite des moins maladroits (et il y en avait beaucoup !) a tant crevé le plafond que la ligne a rapidement été remise à sa distance initiale. Et avec l’adresse des joueurs qui ne fait que s’améliorer, on commence à évoquer la création d’une ligne à quatre points. La verra-t-on un jour ?


(1) Source : http://www.metronews.fr

Petite histoire de la bagarre en NBA

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Willis Reed étend Danny LaRusso (1).

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Aux débuts de la NBA, les bagarres étaient considérées comme faisant partie intégrante du basket-ball. Elles étaient la conséquence inévitable d’un sport de contact, un peu comme au hockey sur glace. Aujourd’hui, les joueurs sont sévèrement punis s’ils en viennent aux mains. Pour comprendre comment la NBA en est arrivée là, voici une chronologie de la bagarre en NBA, avec les incidents les plus marquants ayant émaillé les matchs et les conséquences qu’ils ont entraîné.

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La NBA des années 50 et 60 était en partie basée sur le combat. Chaque équipe avait son « enforcer », un joueur chargé de « faire le ménage » qui intimidait physiquement ses adversaires. Ces « démolisseurs » étaient plus précieux qu’il n’y paraît : comme les règles étaient beaucoup moins strictes, il fallait savoir répliquer, ou les adversaires risquaient de se croire tout permis. Il n’était donc pas surprenant de voir des bagarres éclater de temps à autres sur les terrains.

À ce jeu-là, certains joueurs se démarquaient et se taillaient rapidement une réputation d’homme fort. Prenons Willis Reed, le talentueux pivot des New York Knicks. En 1966, il se fera remarquer en concassant l’équipe des Lakers au cours d’un match de saison régulière ; Phil Jackson, futur entraîneur à succès et alors joueur universitaire, se procurera une cassette de la rencontre et la visionnera en compagnie de ses coéquipiers. Dans son livre Un coach, onze titres NBA : Les secrets du succès, il raconte :

Willis Reed, l’imposant intérieur des Knicks de 2,06 mètres et 106 kilos, s’est embrouillé avec l’ailier Rudy LaRusso à côté du banc des Lakers. Il y a ensuite eu une pause dans la vidéo. Quand elle a recommencé, Willis était en train de se débarrasser de plusieurs joueurs des Lakers qui étaient sur son dos, avant de frapper le pivot Darrall Imhoff puis LaRusso à deux reprises au visage. Avant d’être maîtrisé, Willis avait cassé le nez de l’ailier John Block et envoyé le pivot Hank Finkel au sol. […] Les Knicks s’attendaient à ce que Willis soit suspendu après cet incident contre Los Angeles mais la Ligue s’est montrée tolérante envers cette bagarre et l’a laissé tranquille. À partir de ce moment-là, les pivots de la Ligue ont commencé à réfléchir à deux fois avant de chercher des noises à Willis sur le parquet. (Phil Jackson, Un coach, onze titres NBA : Les secrets du succès, ed. Talent Sport, p. 37-38)

Et Willis était loin d’être le joueur le plus violent. Les années 70 verront apparaître quelques-uns des plus terribles bagarreurs de l’histoire, dont le plus emblématique est sans doute Calvin Murphy. Joueur de talent (17,9 points par match en carrière et un record de réussite au lancer-franc qui ne sera battu que bien plus tard), Murphy était aussi dingue sur le terrain que dans la vie. Il a eu quatorze enfants de neuf femmes différentes et cinq de ses filles l’ont poursuivi pour attouchements sexuels. Avec les Rockets des années 70, Murphy a déclenché dix-sept bagarres en huit ans, la plupart sans véritable raison ; il avait tendance à frapper d’abord et s’expliquer après.

La plus spectaculaire de ces confrontations eut lieu le 3 novembre 1976 lors d’un match contre les Celtics. Après une empoignade, Murphy se battit avec Sidney Wicks, un arrière de plus de 2,05 m avec une épaisse coupe afro, l’attrapa violemment par les cheveux et lui administra une volée de coups de poing. Wicks s’en tira avec une coupure au nez, mais les journaux de l’époque racontent qu’il resta debout jambes tremblantes et mains sur les genoux pendant de longues minutes avant de repartir au combat. Murphy, qui ne mesurait que 1,75 m, frappait souvent des adversaires très grands ; parmi ses victimes figuraient notamment Dale Schlueter (2,08 m), Larry McNeill (2,06 m) et John Brown (2,01 m), ce qui fit dire à Wicks une fois le match terminé :

« Calvin Murphy est atteint du complexe de Napoléon. […] Il s’attaque aux joueurs les plus grands parce qu’il croit que des gars plus costauds ne vont pas oser répliquer et retenir leurs coups. Je me contenterai de dire qu’il ferait mieux de se tenir à carreau. » (Extrait du Baltimore Afro-American, semaine du 9 au 13 novembre 1976)

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Tout cela peut paraître navrant. Mais les hommes forts pouvaient changer le cours d’un match. En 1976, un joueur a totalement inversé la situation lors d’une série de play-offs entre les Warriors et les Suns :

Les champions en titre, Golden State, étaient grandissimes favoris jusqu’à ce qu’ils s’autodétruisent au cours du Match 7 des Finales de la Conférence Ouest dans des circonstances assez étranges : durant les premières minutes, un joueur de Phoenix, Ricky Sobers, bondit sur la star des Warriors, Rick Barry, et lui balança plusieurs coups de poing avant qu’ils ne soient séparés. À la mi-temps, Barry (qui avait une solide réputation de tête de lard) s’aperçut en revoyant les images que ses coéquipiers n’étaient pas intervenus pour l’aider. Furieux, en guise de représailles, il refusa de tenter le moindre tir pendant presque toute la seconde mi-temps. Je ne plaisante pas : il refusa, refilant le ballon chaque fois que quelqu’un le lui donnait. Et voilà comment l’équipe des Suns, avec un bilan de 42 victoires et 40 défaites en saison régulière, se qualifia pour la finale, renversant les champions en titre sur leur propre parquet suite à la décision totalement vide de sens de leur meilleur joueur d’envoyer ch… ses coéquipiers. (Bill Simmons, The Book of Basketball)

Une histoire similaire arriva à Maurice Lucas un an plus tard. Homme fort attitré des Blazers, Lucas avait bâti sa réputation après un combat remporté haut la main contre Artis Gilmore (2,18 m et 109 kilos), qu’il avait mis à terre d’une énorme droite (2). Voici ce qui se passa au cours du Match 2 des Finales de 1977 :

Tout commença lorsque Darryl Dawkins tenta de mettre un coup de poing en traître à Bobby Gross (atteignant son coéquipier Doug Collins à la place), avant d’enchaîner aussitôt avec un grand coup de coude sur Lucas. Celui-ci répliqua et un duel à mains nues typique des boxeurs des années 20 s’ensuivit, avant que tout le monde n’entre dans la danse. Dawkins fut expulsé ; il se calma en détruisant quelques-uns des équipements sanitaires du vestiaire de Philadelphie. Des joueurs ont-ils été suspendus ? Bien sûr que non ! […] Portland a gagné les quatre derniers matchs des Finales et tout le monde a été d’accord par la suite pour dire que le coup de coude de Lucas avait été le tournant de la série. C’était le combat NBA dans toute sa splendeur : pas de blessures, un beau rendu télévisuel et une leçon précieuse apprise sur le soutien à apporter à vos coéquipiers. (Bill Simmons, The Book of Basketball)

Bref, les bagarres étaient monnaie courante (le compte officiel pour la saison 1976-1977 est de… 41 !) et personne n’a été consterné plus que ça par le pugilat entre les Blazers et les Sixers, même si la NBA se montrait de plus en plus préoccupée. Après les Finales de 1977, l’amende maximale encourue pour bagarre (10 000 $) fut doublée et le nombre limite de matchs de suspension disparut. Mais les choses allaient prendre une mauvaise tournure.

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En octobre 1977 – la saison suivante, donc – le magazine Sports Illustrated consacra aux « enforcers » son édition spéciale de « début de saison NBA ». En couverture, un Lucas à la mine menaçante ; à l’intérieur, un article de John Papanek glorifiant les joueurs rudes portant le titre : « Personne, je dis bien personne, ne touche à mes coéquipiers » ; enfin, une série de photos de joueurs à la mine inquiétante.

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Lucas était un joueur précieux qui n’était pas assez bon pour faire la couverture de Sports Illustrated. Il y avait néanmoins une chose qu’il faisait mieux que personne : frapper ses adversaires. Pour Sports Illustrated, c’était une raison suffisante pour le mettre en couverture. Pour illustrer les pages intérieures, le magazine a pris des photos intimidantes de chaque « enforcer » à la manière des catcheurs ; chaque image était accompagnée d’une légende pour que les cogneurs ressemblent à un croisement entre Clint Eastwood et Charles Bronson. Exemple avec Kermit Washington (qui, sur sa photo, pose torse nu comme un boxeur) :

« Kermit Washington, 2,03 m, 103 kilos, homme fort des Lakers, est un homme tranquille et affable qui soulève des poids et arrache parfois la tête des gens. Au cours d’un match mémorable en novembre dernier à Buffalo, Washington a remporté une bataille de coups de coude avec John Shumate en laissant tomber sur l’ailier de 2,06 m une rafale de crochets et de directs. Un témoin oculaire a affirmé que Shumate était tombé en pièces. »

On a du mal à croire que ces lignes se rapportent à un joueur de basket, et que quelqu’un ait osé publier ça. C’est assez représentatif de ce que le basket était devenu à l’époque. Et comme Sports Illustrated était le média sportif le plus influent à l’époque (il n’y avait pas encore la télévision par câble ou Internet), on peut penser que le ton de ce numéro associé aux félicitations données à Murphy et Lucas la saison précédente ont inspiré les violents incidents qui ont suivi.

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Le premier de ces incidents va survenir dès le match d’ouverture des Lakers pour la saison 1977-1978. Kent Benson, le pivot des Bucks, balance son coude en traître dans l’estomac de Kareem Abdul-Jabbar, qui se tord de douleur et vacille loin de l’action. Enragé, Kareem se reprend, charge Benson par derrière et lui casse la mâchoire d’un coup tout aussi lâche, en se fracturant la main au passage. Kareem est expulsé et doit payer 5 000 $ d’amende, la plus grosse de l’histoire de la NBA à l’époque. La ligue décida de ne pas le suspendre, jugeant que son absence de deux mois (20 matchs manqués) due à sa fracture était une punition suffisante.

Ce n’était pas la première fois que Kareem avait des problèmes de ce genre ; en 1973, lorsqu’il évoluait aux Bucks, il s’était déjà fait mettre à terre par Dennis Awtrey après lui avoir assené un coup de coude dans la nuque (3). Mais la chose fit beaucoup de bruit pour d’autres raisons. Contrairement à d’autres événements écœurants que la NBA avait connu, celui-ci a été diffusé dans chaque journal télévisé local du pays, car un Noir terrassait un Blanc, un Noir qui était en plus le joueur-phare de la ligue des années 70. (Et pourtant, on ne peut pas vraiment en vouloir à Kareem : il avait mauvaise réputation à l’époque et tout le monde le détestait, même les arbitres ; il se prenait donc continuellement des coups sans que les fautes soient sifflées.)

Deux mois plus tard, tout dérape complètement. Le 9 décembre 1977, plus exactement.

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Ce soir-là, les Lakers rencontrent les Rockets à Houston. Kermit Washington, dont il a été question plus haut, se fait ceinturer par un joueur adverse du nom de Kevin Kunnert après un lancer franc. Ils commencent à se battre. Kareem Abdul-Jabbar (encore lui) saute sur le dos de Kunnert, Kermit réussit à frapper Kunnert (qui s’effondre en se tenant le visage), puis il se retourne très vite, voit Rudy Tomjanovich courir vers lui et lui balance ce que l’assistant des Lakers Jack McKinney qualifia plus tard de « plus gros coup de poing de l’histoire de l’humanité ». Le visage de Rudy se fracasse sur l’impact, et son crâne se fend en heurtant le sol. Rudy se roule par terre, prend son visage entre ses mains en agitant les jambes, et se vide de son sang sur le terrain pendant que tout le monde regarde la scène avec horreur.

Voici le témoignage de Tomjanovich dans le documentaire Clutch City :

Je courais sur la droite du terrain sur une contre-attaque. Quand j’ai tourné la tête, j’ai vu un véritable combat de catch à coups de poing. Puis mon dernier souvenir, c’est que je me suis retrouvé au sol. J’ai été surpris de me trouver en sang en me réveillant. J’ai vu le visage de Jerry West qui semblait sur le point de vomir. J’ai demandé au coach : « Que s’est-il passé ? Quelque chose m’est tombé dessus ? » Je n’y allais pas pour me battre, mais pour voir ce qui se passait. Je ne me souviens pas du tout de ce coup. J’avais un goût très amer dans la bouche, je ne savais pas ce que c’était. La panique a commencé à s’installer. Ils ont dit qu’il fallait vite m’emmener à l’hôpital. « Tu vas devoir te battre pour rester en vie, parce que ce que tu as goûté, c’est du liquide cérébro-spinal. Il coule, et si ça n’arrête pas d’ici quarante-huit heures, tu ne survivras pas. »

Les jours suivants sont très éprouvants pour Rudy, qui n’ose même plus dormir, de peur de ne pas se réveiller. Bilan des dommages : deux semaines passées en soins intensifs, une fracture de la mâchoire, une fracture du nez, une fracture du visage, et une fissure au crâne, plus une opération des deux yeux. Kermit Washington a été suspendu soixante jours (sans salaire), a perdu près de 54 000 $, a été expédié aux Celtics contre Charlie Scott pendant sa suspension et est devenu l’Ennemi Public N°1. Et pour finir, Rudy a poursuivi la ligue : ses avocats ont demandé 3 millions de dollars et décrit Kermit comme un Rottweiler vicieux laissé en liberté par des propriétaires négligents.

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Le coup de poing de Kermit Washington a causé énormément de tort pour plusieurs raisons (en dehors du fait qu’il avait failli tuer un autre joueur) :

  • D’abord, l’incident Kareem/Benson ayant eu lieu deux mois plus tôt, le rapprochement de ces coups de poing engendrèrent des titres et éditoriaux du style : « Violence Incontrôlable en NBA ! » qui rivalisaient de sensationnalisme (tout en oubliant que Sports Illustrated avait glorifié cette même violence dix semaines plus tôt), et firent naître des doutes : « Pourquoi un Blanc comme moi devrait-il s’intéresser à une ligue qui autorise des Noirs à tabasser des Blancs ? » (Une préoccupation taboue à l’époque.)
  • La célèbre émission comique Saturday Night Live, qui attirait en moyenne 30 à 35 millions de téléspectateurs, popularisa l’incident en en faisant un running gag et donna une portée nationale à l’affaire, ajoutant par inadvertance de l’huile sur le feu ;
  • Et pour finir, les problèmes en coulisses étaient déjà nombreux avec les audiences à la télévision chancelantes, la fréquentation en chute libre et la ligue qui luttait contre le problème « trop de fans blancs, trop de joueurs noirs ». C’était un mélange extrême entre le meilleur et le pire : le coup de poing le plus destructeur jamais asséné sur un terrain de basket et le pire individu pour lancer un tel coup. Le pire résultat possible, au pire moment possible (le contrat de CBS commençait après la saison) et la pire combinaison raciale possible (un black mettant à terre un blanc).

La portée de cet incident mérite tout de même d’être nuancée. Dix ans plus tôt, Willis Reed aurait pu facilement être Kermit lors de cette bagarre contre les Lakers. Si Rudy s’est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment, Kermit aussi. Comme des centaines de joueurs NBA avant lui, Kermit avait donné un coup de poing sur le coup de la colère, avec de mauvaises intentions… sauf que cette fois, ça avait mal tourné. La NBA a pris la violence plus au sérieux après ça : les expulsions après bagarre devinrent obligatoires et les suspensions plus longues. Mais dire que le coup de poing de Kermit a tout changé relève plus de la légende urbaine.

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Au cours des années 80, les bagarres n’ont pas cessé. Bird et Erving se sont cognés sur le terrain. Kevin McHale a fait le coup de la corde à linge à Kurt Rambis et a déclenché une bagarre qui a inversé le cours de la finale de championnat 1984. Laimbeer et les Pistons se sont battus avec à peu près tout le monde à l’aube des années 90. Mais tant que les incidents restaient épisodique et qu’il n’y avait pas de blessés, tout cela faisait partie du jeu.

Bien sûr, les règles se durcissaient de plus en plus ; à l’orée des play-offs 1993, un joueur qui frappait un autre était frappé de la sanction suivante : une expulsion immédiate, au moins un match de suspension et une amende appropriée. Les équipes devaient également payer une amende équivalente au total de celles que les joueurs recevaient, et les joueurs n’avaient plus le droit de quitter le banc sur peine de devoir payer 2 500 $ d’amende minimum et son équipe 5 000 $. En 1994, les joueurs quittant le banc devaient aussi être au moins suspendus un match et payer une amende de 20 000 $ maximum, plus perdre un huitième de leur salaire pour chaque match de suspension.

Cela étant, la ligue n’a pas fait d’effort concerté pour faire disparaître totalement les bagarres jusqu’à un méchant affrontement entre les Knicks et les Bulls au cours des play-offs de 1994 (pas vraiment étonnant venant de deux équipes qui se détestaient). Les Knicks menaient la série 2-0 quand une bagarre éclata au Match 3 entre Derek Harper et Jo Jo English. L’atmosphère avait été électrique tout du long ; avant même le début du match, Pippen et Charles Smith avaient été crédités d’une faute technique. Lorsque Harper et English commencèrent à échanger des coups, les bancs se vidèrent instantanément. Une violente bagarre s’ensuivit, impliquant les deux entraîneurs et la sécurité, dont le pic fut atteint au pied des gradins, c’est-à-dire… juste à l’endroit où le commissionnaire David Stern était présent.

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Cette fois, c’en est trop. La NBA serre immédiatement la vis et les règles sont revues avec tant de sévérité que les bagarres finissent par disparaître progressivement. C’est ce combat entre les Bulls et les Knicks qui a tout changé, pas le coup de poing de Kermit. Les bagarres furent donc moindres… jusqu’en 2004 et l’horrible « Malice at the Palace », une bagarre complètement folle entre les Pacers et les Pistons qui s’est propagée jusque dans les tribunes. Un pugilat sur lequel il y a tant de choses à dire qu’un dossier complet y sera consacré sur le site. Le lendemain, à l’occasion d’une conférence de presse organisée dans l’urgence, David Stern appliquera des sanctions exemplaires. Les mesures préventives de la Ligue sont révisées pour anticiper au maximum les altercations entre les joueurs et éviter tout débordement de foule sur et même en dehors du terrain.

Cet épisode aura sans doute été le dernier grand incident de la NBA. Aujourd’hui, les bagarres sur les terrains ne sont même plus rares : elles sont inexistantes, ou presque. Au grand dam des amateurs du jeu rugueux des années phare de la NBA…


(1) Source : http://www.insidehoops.com

(2) Au cours d’un match, Gilmore s’était énervé contre Lucas et l’avait poursuivi sur le terrain avant de le coincer dans un coin. Résolu à ne pas se laisser frapper sans réagir, Lucas l’avait étendu pour le compte. Ce coup de poing a donné du cachet à Lucas et a conforté l’idée selon laquelle Gilmore n’était qu’une grosse lavette. En effet, en dépit de sa taille et de son gabarit, Gilmore, qui avait grandi dans une famille très pauvre, souffrait d’un manque de confiance chronique et se faisait très souvent écraser par des joueurs plus durs.

(3) Depuis ce jour, Dennis Awtrey est connu comme « Celui Qui A Un Jour Knock-Outé Kareem ». Dans son livre Giant Steps, Kareem se plaint que Awtrey a bâti sa réputation sur le coup par derrière qu’il lui avait refilé, oublie de mentionner qu’il a fait la même chose à Benson… et s’en vante un peu plus tard ! Il a aussi fait un sale coup à Happy Hairston pendant la saison 1972.