Éloge du Douzième Homme

« Grantland.com » était un site internet journalistique sur lequel étaient publiés des articles consacrés essentiellement au sport. Il a fermé définitivement ses portes le 30 octobre 2015. Quelques-uns de ses articles et portraits consacrés à la NBA (traduits en français) sont repris sur ce site. Les droits sur les textes, bien entendu, appartiennent à leurs auteurs.

Chuck-Nevitt

De l’importance du géant moustachu assis en bout de banc

par HOWIE KAHN, le 20 février 2013

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J’ai tenté de joindre Chuck Nevitt à son domicile. Personne n’a répondu. J’ai laissé un message. Personne ne m’a rappelé. L’Association des Joueurs Retraités de la NBA ne disposait pas de coordonnées qui m’auraient permis de contacter l’ancien pivot de 2,26 m. Pas plus que North Carolina State, l’université avec laquelle Nevitt marquait trois points par match avant d’obtenir son diplôme en 1982. Keith Glass, son ancien agent, qui s’était occupé de nombreux douzièmes hommes dans les années 80, n’était plus en relation avec lui. Les Lakers – l’une des six équipes par lesquelles Nevitt était passé et avec laquelle il avait remporté un titre en 1985 – non plus. J’ai essayé de deviner l’adresse électronique professionnelle de Nevitt, en envoyant des messages à plusieurs combinaisons de nom et de domaine. J’espérais que l’un d’entre eux (cnevitt@…, chuckn@…, c.nevitt@…) ouvre la porte à un dialogue instructif sur la vie à l’extrémité du banc. Tous mes messages sont partis, mais je n’ai eu aucun retour. Mon post sur Facebook est resté sans réponse. Et je n’allais pas aller jusqu’à devenir ami.

Pourquoi voulais-je à tout prix retrouver un ancien joueur uniquement connu pour sa taille immense et son temps de jeu très faible ? Tout ce qu’il y avait à dire sur Nevitt avait été écrit depuis longtemps. Steve Wulf, du magazine Sports Illustrated, l’avait fait dans une minuscule colonne, en 1989 ; Nevitt évoluait alors en NBA depuis déjà huit ans. En 2011, il est réapparu dans « SI » ; il était cité dans un encadré dont le sujet portait sur les joueurs de plus de 2,13 m. On le décrivait comme étant « d’une gentillesse extrême » et on pouvait aussi lire une citation de son cru, qui donnait l’impression qu’il avait définitivement coupé les ponts avec le basket-ball et que le fait d’être douzième homme en NBA était une raison suffisante pour traverser les cinq étapes du deuil décrits la psychiatre Elisabeth Kübler-Ross. « Mon travail consistait à préparer les autres joueurs, déclare Nevitt. Et ça me convenait très bien. » De toute évidence, Chuck avait atteint la cinquième et dernière étape du cycle de Kübler-Ross : l’acceptation.

Quand j’ai abordé le sujet de cet article avec l’entraîneur des Dallas Mavericks, Rick Carlisle, celui-ci m’a bien fait comprendre que pour lui, mes efforts étaient inutiles. Je lui avais demandé s’il pouvait me parler de sa propre expérience en bout de banc, quand il jouait avec les Celtics au milieu des années 80. Carlisle m’a rappelé d’un fast-food de Los Angeles au mois de décembre, juste avant un match contre les Clippers. « Je ne sais pas trop comment vous allez vendre ça, vu que ça n’intéresse personne, mais je serais heureux de vous accorder quelques minutes », m’a-t-il déclaré. Il a ensuite décrit son ancien coéquipier Greg Kite, un douzième homme dur au mal qui savait admirablement jouer des coudes : « Il avait un jeu très physique. C’était un excellent poseur d’écran, et il était très bon en défense et en aide. » C’était exactement ce que je souhaitais entendre. D’habitude, personne ne disait rien de positif sur Kite, et voilà que Carlisle le décrivait comme un atout formidable. « Greg savait y faire sous le panier », a-t-il conclu avant de retourner à son hamburger. Je voulais entendre la même chose sur Nevitt. De modestes louanges. Un peu d’histoire révisionniste. Un moment de gloire.

« Tout le monde dénigrait Chuck, confie Keith Glass. Chuck avait du talent. Il avait du toucher et le sens du jeu. C’était un bon joueur. En m’entendant parler, j’ai l’impression d’être encore son agent. Mais ce n’est plus le cas, et donc, je le dis comme je le pense : Chuck avait vraiment sa place en NBA. » Ce qui paraît évident si l’on regarde le seul clip de YouTube qui met Nevitt en lumière.

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La scène se passe le 22 mai 1985, lors du cinquième match des Finales de la Conférence Ouest. Nevitt, qui avait déjà été remercié trois fois en trois saisons, avait signé au mois de mars avec les Lakers pour remplacer Jamaal Wilkes, blessé. Avant les play-offs, Nevitt avait joué 11 matchs pour un total de 59 minutes de jeu, 15 contres et 12 points marqués. C’était la deuxième fois qu’il intégrait l’équipe – les Lakers l’avaient fait signer en septembre avant de le libérer en novembre, peu après le début de saison. À ce moment-là, bien qu’il ne fasse plus partie de l’équipe, Nevitt travaillait encore avec les Lakers. Glass avait négocié un arrangement exceptionnel avec le directeur général Jerry West : « Chuck devait vendre des billets pour les matchs. En échange, il avait le droit de s’entraîner avec l’équipe, de travailler ses mouvements au poste avec Kareem, et si quelque chose arrivait à un de leurs joueurs, les Lakers le feraient signer. » Nevitt vendit ses billets, en opérant parfois dans le centre commercial voisin, s’entraîna, et auditionna pour un rôle dans la comédie À fond la fac, à la demande de Rodney Dangerfield. Son personnage travaillait dans un « Tall and Fat », l’un des magasins de vêtements appartenant à Thornton Melon, le héros du film joué par Dangerfield. Pour Nevitt, le rôle était taillé sur mesure : après avoir été coupé par les Rockets en 1983, il avait effectué un travail similaire chez King Size Company, un magasin spécialisé pour personnes de grande taille dans la région de Houston. Malheureusement, il n’a pas été retenu.

Brent Musburger et Hubie Brown commentaient le match pour CBS. La star des Nuggets, Alex English, s’était cassé le pouce droit quelques jours auparavant ; en son absence, l’équipe de Denver, vêtue de son maillot arc-en-ciel aux motifs en mosaïque, se fit massacrer 153-109. Quand Nevitt se prépara à entrer en jeu, les Lakers menaient de 30 points. Le Forum se mit à gronder et l’homme qui était assis à l’extrémité du banc – le plus grand en taille de toute la NBA – retira son survêtement or à manches courtes et trotta sur le terrain.

La moustache de Nevitt semblait fraîchement peignée. Ses chaussettes blanches étaient remontées bien au-dessus de ses chevilles et son short révélait largement ses cuisses. Musburger glissa une remarque sur les encouragements de la foule et la taille de Nevitt. « Deux mètres vingt-siiiix », proclama-t-il avec emphase, comme le bateleur d’une foire aux monstres. Brown surenchérit en disant que Nevitt avait toujours été trop frêle. « Ils lui ont fait suivre un programme de musculation poussé. Il a pris onze kilos. Ça ne se voit pas, mais il a pris onze kilos. »

Sur le terrain, Nevitt paraissait extrêmement fragile et légèrement perdu. Il partit dans un sens jusqu’à ce que son coéquipier Mitch Kupchak le corrige, l’envoyant dans l’autre. Nevitt disparut ensuite dans la zone arrière pendant que Fat Lever tirait deux lancers francs. Brown continua son analyse : « Il travaille très dur à l’entraînement. Et comme l’a confié Pat Riley : Nous avons besoin d’un douzième homme. À choisir, pourquoi ne pas essayer de faire progresser quelqu’un ? La taille est un don unique. Pourquoi ne pas choisir un jeune joueur motivé comme lui ? »

Quelques secondes plus tard, Nevitt se retrouva sur la droite au poste bas. Dos au panier, il baissa l’épaule et tenta le plus long et le plus indolent des bras-roulés. La balle jaillit de ses doigts et s’éleva, pour retomber sur le bord du panier. Mais Nevitt s’empara du rebond, fit une feinte de tir, et claqua un dunk à une main en levant à peine les pieds du sol. Il paraissait très agile et très athlétique – une démonstration d’instinct et de talent. Brown ponctua l’action par un « Ohhhhh yessss » et sa voix tressaillit de joie, comme si un dunk effectué par un joueur de basket professionnel de 2,26 m était quelque chose de surprenant. Peu de temps après, Nevitt marqua un tir un suspension d’école en se retournant près de la ligne de fond et revint aussitôt en défense, comme s’il s’agissait d’une action de routine. Musburger et Brown n’avaient plus rien à dire. Dans ce court extrait vidéo, Chuck Nevitt avait marqué quatre points.

Quatre superbes points.

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Pendant que je faisais des recherches sur les allées et venues de Nevitt, j’ai reçu un courriel d’un ancien douzième homme dont je ne révélerai pas le nom. Je vous dirai seulement qu’il a joué à peu près en même temps que Nevitt, du début des années 80 au début des années 90, quand la NBA a vraiment commencé à devenir populaire, quand Magic, Bird et Jordan ont transformé le basket pour de bon, et quand les enfants ont commencé à vouloir se procurer des affiches de Xavier McDaniel promenant un Doberman aux yeux fous couleur émeraude à travers une épaisse fumée. Pour les joueurs en bout de banc, c’était la grande époque. Pas d’un point de vue sportif ou commercial, mais le dévouement dont faisaient preuve une pléiade régulière de joueurs volontaires et pleins d’espoir, en restant à leur place année après année, était admirable. « Ils faisaient la fierté de la ligue, indique Glass, qui était aussi l’agent de Greg Kite, Ed Nealy et Stuart Gray. Et je n’exagère pas. Cela avait bien plus de valeur que de faire partie des meilleurs joueurs du monde, car s’ils étaient très loin de ce statut, personne ne travaillait aussi dur qu’eux. »

Chuck Nevitt et sa cohorte de géants ont inauguré l’âge d’or du douzième homme. Leur talent, bien entendu, était très inférieur à leur longévité. Ils ont été congédiés. On les a faits signer. On les a appelés. On les a libérés. Ils ont voyagé. Ils ont trouvé un autre emploi. Ils ont cherché du travail et continué à travailler. « Les douzièmes hommes ne restent plus dans la ligue comme ils le faisaient à l’époque, explique Glass. Ils partent en Europe. Ils jouent davantage, et leurs agents gagnent plus. » En résumé, ils disparaissent totalement de la circulation.

« Pardonnez-moi de ne pas vous avoir répondu plus tôt, m’a écrit mon douzième homme anonyme à quatre heures du matin, le jour de Noël. Pour être franc, je ne savais pas trop comment réagir. Une partie de moi a envie de vous parler et de partager mon expérience avec vous, mais une autre partie de moi souhaite ne pas aborder cette période de mon passé. Je vous souhaite de bonnes vacances. » Je me demandai si Nevitt éprouvait la même ambivalence. Son silence pouvait refléter une certaine douleur. L’une des histoires que j’avais lues, publiée dans le Charlotte Observer cinq ans après le dernier match de Nevitt en NBA, mentionnait que le joueur était atteint de dépression. Sa carrière terminée, il avait éprouvé un sentiment d’inutilité profonde et une énorme frustration. J’espérai soudain que je ne l’avais pas fait replonger.

Rien n’est facile quand on est douzième homme. Comme l’a dit un jour l’ancien directeur général du Jazz, Frank Layden : « Même Jésus a eu des problèmes avec lui ». En 1977, les propriétaires de la ligue décidèrent de réduire la taille des effectifs en NBA à 11 joueurs par équipe. L’idée de verser un salaire de 60 000 $ à un joueur qui passait moins de quatre minutes par match en moyenne sur le parquet leur paraissait inutile. Les propriétaires, dans une ligue déjà aux prises avec des difficultés financières, soutinrent que les conventions collectives leur permettait cette suppression. L’Association des Joueurs de NBA répliqua en déposant une plainte auprès du Conseil national des relations de travail, dans l’espoir de bloquer le mouvement. Larry Fleisher, avocat général de l’Association des joueurs, déclara au Washington Post le 20 septembre 1977 : « Nous sommes persuadés que les équipes de la ligue devraient pouvoir disposer de douze joueurs. Vingt-deux emplois sont menacés. C’est la raison pour laquelle nous avons déposé une plainte pour infraction au Code du Travail. » Le 4 novembre, le célèbre médiateur Peter Seitz statua en faveur des propriétaires, mais les équipes obtinrent quand même la possibilité de garder un douzième homme si elles le souhaitaient, si bien qu’en 1982, lorsque Nevitt intégra la NBA, quinze des vingt-trois franchises de la ligue avaient douze joueurs sur le banc.

Le directeur général des Philadelphia 76ers, Pat Williams, a décrit au New York Times ce qu’il attendait de ses réservistes. « Ils doivent rester assis en silence. Personne ne veut voir au bord du terrain quelqu’un d’impatient ou de gênant. La plupart du temps, le douzième homme n’est pas un facteur décisif, mais il a un rôle et doit comprendre lequel. » Entre la théorie de la soumission de Williams et l’affirmation de Riley selon laquelle le douzième homme est facultatif (ce qui, espérons-le, ne veut pas dire inutile), il n’y a pas beaucoup de marge de manœuvre. Certains joueurs, comme l’ancienne star des Indiana Hoosiers Steve Alford, n’ont pas très bien vécu le concept d’adaptabilité. Alford, dont l’agent n’a pas répondu à mes multiples demandes d’interview, n’était pas satisfait de rester sur le banc à Dallas après avoir été drafté par les Mavericks et a réclamé plus de temps de jeu. Il n’est pas resté longtemps dans la ligue. C’était un arrière qui ne pouvait pas rendre les services habituels offerts par un douzième homme. Il était trop petit pour faire de bons écrans et bien trop peu efficace face aux big men de l’équipe adverse, dans une ligue qui s’était construite sur la taille de ses joueurs.

Scott_Hastings

« Je pensais faire une entrée fracassante en NBA. » Quand Scott Hastings a quitté l’Université de l’Arkansas en 1982, il était deuxième meilleur marqueur de l’histoire de l’école et a été drafté par les Knicks au deuxième tour. Il avait une coupe de cheveux typique de l’ère post-disco et un regard qui n’affichait que deux expressions : excité au plus haut point ou complètement endormi. Lors de sa deuxième saison, après avoir été transféré aux Atlanta Hawks contre Rory Sparrow et de l’argent, Hastings a réévalué ses attentes. Il s’est mis à poser des écrans. « Je me suis rendu compte que mon rôle sur le terrain consistait surtout à faire preuve de présence face aux joueurs adverses. » Quand Hastings a signé avec les Pistons en 1989, il avait pris du muscle grâce aux cours d’arts martiaux qu’il avait suivis à Atlanta sur la suggestion d’un entraîneur. Petit à petit, il s’était imposé physiquement. « J’ai l’impression d’avoir réussi à gagner ma place dans cette équipe », confie-t-il. Il correspondait parfaitement à la philosophie des « Bad Boys ». « Le troisième jour du camp d’entraînement, se souvient Hastings, Bill Laimbeer nous a emmenés dîner, David Greenwood et moi. Il s’est assis seul en tête de table, comme un Parrain de la Mafia, et nous a raconté comment les Pistons protégeaient leurs arrières. Il disait : Si quelqu’un s’en prend à un de nos arrières, on envoie un des leurs sur le banc. S’ils sortent un couteau, on sort un pistolet ; s’ils envoient un des nôtres à l’hosto, on en envoie un à la morgue. »

Cependant, gagner sa vie avec ses poings n’était pas sans conséquences. « Un jour, au Chicago Stadium, Jordan est monté défendre sur Joe [Dumars] au niveau de la ligne médiane. J’ai pris position et je l’ai flanqué par terre. » Dumars a profité de l’espace ouvert et marqué un tir en suspension facile. « Sur l’action suivante, raconte Hastings, « Jordan est venu chercher Joe en faisant pression tout terrain. Je me suis dit : Rebelote, je vais me payer Michael sur deux écrans d’affilée ! Juste avant d’arriver sur moi, il pivote et me balance un uppercut en plein dans les valseuses. » Hastings s’est effondré. Jordan a souri. « Et là, il m’a fait un clin d’œil. » Hastings fait une pause, se rappelant la douleur qu’il avait ressentie. « Je l’avais étendu sur l’action précédente, dit-il. Comment ai-je pu être stupide au point de penser qu’il n’allait pas être prêt la deuxième fois ? On m’a donné deux lancers francs. Je les ai marqués. On est passés à autre chose. »

Greg-Kite-et-Mitch-Kupchak-1985

Tout était une question de dignité et de fierté. Même le fait de recevoir un coup de poing d’une superstar conférait un statut. En 1983, lorsque Greg Kite, un pivot de 2,11 m sorti de BYU, a rejoint une équipe de Celtics avec un puissant secteur intérieur composé de Robert Parish, Larry Bird et Kevin McHale, il n’y avait que vingt-trois équipes dans la ligue. Comme les effectifs de quelques équipes s’arrêtaient à 11 joueurs, il y avait à peine 253 basketteurs professionnels en NBA. « Au début des années 80, il était plus difficile de constituer une équipe », explique Kite. Aujourd’hui, il y a 30 équipes, qui piochent parfois dans un réservoir allant jusqu’à quinze joueurs. Ce qui fait près de 200 joueurs NBA en activité. D’après Paul Mokeski, qui a joué en NBA pendant quinze ans pour cinq équipes différentes de de 1979 à 1991 et été douzième homme à Houston et Golden State, « un onzième ou douzième homme dans les années 80 serait aujourd’hui sixième ou septième homme, rien qu’à cause du nombre élevé de joueurs. Et un douzième homme en NBA aujourd’hui n’aurait probablement aucune chance d’intégrer une équipe à l’époque. »

Kite a fini par s’extirper de son rôle de douzième homme. Il a joué près de huit minutes par match en quatre ans à Boston. Mais comme son rôle se limitait à prendre des rebonds, faire des fautes, bloquer Charles Barkley sous le panier, et parce qu’il marquait rarement (« Je perdais toujours le ballon, je n’arrivais jamais à me relâcher suffisamment pour le contrôler »), Kite était régulièrement décrié par la presse, par les fans, et par Magic Johnson. Après le premier match de la finale NBA 1985, qui s’est achevé par une large victoire des Celtics 148 à 114, Johnson a déclaré au Los Angeles Times : « Quand vous voyez Greg Kite marquer des bras-roulés de la main gauche, il est clair que quelque chose ne va pas. »

Deux ans plus tard, Kite est arrivé en finale avec Boston pour la quatrième fois en quatre ans (et avec déjà deux titres en poche). Après le troisième match d’une série très attendue, Bob Rubin a écrit dans le Miami Herald une colonne de 815 mots intitulée : « En 22 minutes, la risée devient héros ». Dans celle-ci, il faisait valoir que Greg Kite était peut-être le joueur capable d’influencer un match le plus maladroit de l’histoire de basketball. En voici le début :

Oyez le bruit des os qui se brisent, et des poubelles qui se renversent. Avancez lourdement vers le podium au son du Chœur des Enclumes, et renversez-le. Nous allons célébrer la Laideur. Nous allons révérer le dieu des balourds, et rendre hommage à tous les patauds empruntés de la terre.

Un peu plus tard, l’auteur compare Kite à un éléphant qui parle, ou quelque chose comme ça :

Il est très grand, très fort, et très maladroit. Est-ce un éléphant qui fait ce boum, boum, boum ? Non ! C’est Greg Kite. Moi te voir. Oups, moi t’avoir frappé. Oh, moi t’avoir assommé. Zut, moi être expulsé. Boum, boum, boum.

Il y a aussi dans l’article cette citation de Larry Bird, grand chroniqueur de l’Amérique :

« S’il passait sa frustration dans un match comment (sic) à l’entraînement, il tuerait quelqu’un. Je ne me mets jamais en travers de son chemin. Il faut dire ce qui est : Greg n’est pas un très bon joueur. »

Mais après une longue mise en place du décor, Rubin défend Kite à juste titre, car même s’il n’avait pas marqué, il avait pris neuf rebonds cruciaux ce soir-là :

Il ne s’est pas transformé en Michael Jordan. Il s’est démené et battu en faisant cinq fautes. Il a sué et il souffert contre Kareem. Mais les Celtics n’auraient probablement pas gagné sans ses vingt-deux minutes de jeu, et s’ils n’avaient pas gagné, tout était fini pour eux. La foule a reconnu sa contribution et l’a saluée. Greg Kite, le Sauveur. C’était insensé. Désopilant. Incroyable. Merveilleux.

Kite n’avait rien appris de l’article de Rubin. Le fait d’avoir vécu à l’âge d’or du douzième homme l’avait rendu pleinement conscient de lui-même : « Je n’étais pas beau à regarder jouer. Mais j’avais six fautes à donner tous les soirs et il fallait bien en faire quelque chose ! » Kite – comme Nevitt, Hastings, et Mokeski – avait des qualités. Il a été engagé par sept équipes différentes en onze ans. Quand Kite a rejoint Orlando pour sa deuxième saison en 1990, il a démarré tous les matchs au poste de titulaire. Sa moyenne est restée inférieure à cinq points par match. Il avait plus de temps de jeu, mais son rôle sur le terrain n’avait pas beaucoup changé. Il ne marquait toujours pas, et l’étiquette de « douzième homme » lui restait collée à la peau. « Pour que tout fonctionne, pour qu’il y ait du spectacle, il faut des artistes et des déménageurs. J’étais un déménageur. »

Kite était heureux que l’on parle de lui, même de manière négative. « Un jour, se souvient-il en riant, je me suis battu avec Rony Seikaly [à Orlando], et lors du match suivant à Miami, leur mascotte, Burnie ou je ne sais plus quoi, a pendu une poupée à mon effigie. Elle agitait depuis le balcon un mannequin portant mon maillot attaché à un nœud coulant, pendant que la musique de Let’s Go Fly a Kite passait en fond sonore. »

Kite se souvient de la joie qu’il avait ressentie devant ces 20 000 personnes qui le huaient. C’était le paradoxe ultime du douzième homme : la moindre attention vous met en joie, même s’il s’agit de cris ou de sifflets.

« La foule hurlait, dit Kite. Et c’était pour moi. »