#5 : Moses Malone, triple erreur

MosesMalone

Moses Malone sous le maillot des Houston Rockets. (1)

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Pauvre Moses Malone. Il n’a vraiment pas débarqué en NBA au bon moment. La façon dont son début de carrière a été gâché a déjà été évoquée ici ; ce qui s’est passé quelques années plus tard, lors de la fusion ABA-NBA, est tout aussi affligeant. Une décision malheureuse, et une seule, a affecté les destins de six franchises. Six titres de MVP auraient pu revenir à d’autres joueurs. Six titres de champion (au moins) auraient pu revenir à d’autres équipes. Le public a été privé de ce qui aurait pu être la plus grande équipe de tous les temps et les Clippers ont été précipités dans les bas-fonds de la NBA, où ils ont stagné pendant trois décennies. Mais n’anticipons pas…

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Tout commence en décembre 1975. Anticipant la fusion ABA-NBA, la NBA organise une draft destinée aux jeunes étudiants qui ont quitté l’université avant d’obtenir leur diplôme pour rejoindre l’ABA et devenir professionnels (2). Cinq joueurs ABA sont choisis au cours de cette « pré-draft » hivernale : Moses Malone, Mark Olberding, Mel Bennett, Charles Jordan et Skip Wise. Deux de ces sélections contraignent New Orleans (qui a choisi Malone) et les Lakers (qui ont pris Olberding) à abandonner leur premier choix de draft NBA 1977. L’été suivant, le New Orleans Jazz décide finalement de reprendre son premier choix et abandonne les droits sur Malone. Malone est reversé dans la draft de dispersion ABA/NBA qui doit avoir lieu quelques mois plus tard, et le prix à payer pour l’avoir est fixé à 350 000 $ (3).

Maintenant, vous vous demandez sans doute pourquoi New Orleans n’a pas gardé Malone. Il n’avait que vingt-et-un ans. Ne valait-il pas mieux qu’un futur premier choix ? On peut penser que la direction a mal évalué le talent de Moses, qui n’avait joué que 43 matchs la saison précédente (pour 14 points et 10 rebonds de moyenne) en raison d’une fracture du pied, mais la vraie raison est beaucoup moins défendable. Le Jazz avait jeté son dévolu sur Gail Goodrich, qui était agent libre, et avait besoin de ce premier choix en 1977 pour qu’il ne rejoigne pas Los Angeles.

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Comment une équipe à la ramasse peut-elle être suffisamment idiote pour décider d’aligner un arrière de vingt-huit ans qui ne défend pas (Pete Maravich), avec un arrière de trente-trois ans qui défend pas ? Parce qu’ils pensaient marquer plus de points et que les fans allaient adorer ça. C’est comme ça que la NBA fonctionnait à l’époque. Jerry Kirshenbaum, de Sports Illustrated, a écrit un article sur cet échange dont voici un extrait :

Goodrich avait été recruté un peu plus tôt par la direction de New Orleans, avec la bénédiction de l’entraîneur Butch van Breda Kolff, qui l’avait eu sous ses ordres lorsqu’il avait entraîné les Lakers pendant deux ans vers les fin des années 60. Van Breda Kolff pense que Goodrich est comme lui, qu’il se porte bien pour son âge. L’entraîneur du Jazz, qui en est à sa cinquième équipe professionnelle, a la voix qui sonne comme une corne de brume, vient aux matchs dans ce qu’on pourrait appeler une tenue décontractée, et a fièrement démontré son endurance lors d’une tournée des bars de neuf heures récemment effectuée pour commémorer son cinquante-quatrième anniversaire. Le basket n’y a été abordé qu’occasionnellement.

Extraordinaire. Gail Goodrich a trente-trois ans, ne défend pas, ne marque plus autant qu’avant, est au crépuscule de sa carrière après onze années passées en NBA, mais il se porte bien pour son âge ! La preuve : lors de sa première saison avec le Jazz, Goodrich s’est blessé au tendon d’Achille, n’a joué que 27 matchs et a pris sa retraite deux ans plus tard. Vous voyez qu’il se portait bien pour son âge.

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Il est également curieux que le Jazz ait décidé que la jeunesse et la voracité au rebond de Malone leur serait inutile alors qu’ils avaient dans la peinture des joueurs aussi insignifiants que Rich Kelley, Ron Behagen et Otto Moore. Le talent de Malone était loin d’être un secret ; il a été le premier joueur à passer professionnel juste à la sortie du lycée en 1974, et tout le monde pensait qu’il deviendrait l’un des meilleurs joueurs universitaires de l’Histoire avant qu’il ne décide d’entrer chez les pros. Mais le Jazz n’y a pas accordé d’importance. Van Breda Kolff a dû dire quelque chose comme : « Je me fiche qu’il ait du talent ; à ce qu’on dit, ce type est bête comme ses pieds. Je veux Goodrich ! »

Donc, non seulement le Jazz a renoncé à des droits sur un futur triple MVP, mais en échange de Goodrich (et du premier choix des Lakers en 1978), ils ont en plus abandonné aux Lakers leur premier choix de 1977, 1978 et 1979 et un choix de second tour en 1980. Les Lakers ont eu le sixième choix de draft en 1977 (Kenny Carr), le huitième choix en 1978 (envoyé à Boston contre Charlie Scott) et le premier en 1979 (Magic Johnson). Incroyable. Inimaginable. Ineffable. Inconcevable. La décision (déjà stupide à la base) de casser leur tirelire pour Goodrich a fini par coûter à New Orleans Moses Malone et Magic Johnson.

(Bon, d’accord, le Jazz n’aurait probablement pas eu le premier choix de draft en 1979 s’ils avaient gardé Malone, vu qu’il a remporté le titre de MVP trois ans plus tard, mais l’assertion « Moses et Magic » a de la gueule sur le papier. Admettez-le.)

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Mais attendez. Ce n’est pas fini. La stupide décision du Jazz a été suivie par une décision tout aussi stupide, de la part d’une équipe ayant l’habitude de se tromper dans ses choix : les Portland Trail Blazers.

Le 5 août 1976, la draft de dispersion ABA dans laquelle Malone a été rejeté suite à la décision du Jazz de ne pas le garder a lieu deux mois après la draft NBA « officielle ». Les Blazers choisissent Malone en cinquième position à des fins purement commerciales, car ils n’ont pas la moindre envie de payer son contrat à 300 000 $ par an. De plus, Malone n’avait pas été brillant au camp d’entraînement pour des raisons compréhensibles : c’était sa troisième équipe en trois saisons ; ses compétences étaient extrêmement basiques (c’était un joueur normal, très physique, bon rebondeur, avec un bon jeu de jambes et c’est tout) ; Portland avait un jeu offensif très pointu avec un entraîneur compétent, alors que Malone n’avait jamais été correctement entraîné auparavant ; et il n’a pas cherché à s’investir plus que ça parce qu’il savait qu’il était barré à la fois par Bill Walton et Maurice Lucas, et que Portland allait l’échanger.

Et puis, alors que les Blazers cherchaient à brader Malone au plus vite, Moses s’est littéralement déchaîné dans un match d’exhibition, et les joueurs et les entraîneurs se sont d’un seul coup rendus compte qu’ils avaient dans leur équipe un prodige. Sauf que les dirigeants avaient déjà accepté à ce moment-là de l’échanger à Buffalo contre leur premier choix de draft 1978 et 232 000 $ (4). Une véritable arnaque, compte tenu de la valeur du joueur. On se demande comment ils ont pu se mettre d’accord.

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Tout ceci nous amène ainsi à nous demander ce qui se serait passé si les Blazers de 1977 n’avaient pas échangé Moses Malone. Disons-le ainsi : ils ont remporté le titre sans lui et ils en étaient à 50 victoires et 10 défaites l’année suivante lorsque les blessures aux pieds de Walton l’ont forcé à s’arrêter. Un an plus tard, Walton rejoignait les Clippers et les chances des Blazers de remporter le championnat étaient tombées à zéro. S’ils avaient conservé Moses, peut-être que Walton n’aurait pas continué à jouer malgré la douleur, peut-être n’est-il pas obligé de faire un retour précipité pour les play-offs de 1978, peut-être n’est-il pas victime de toutes ces blessures aux pieds, peut-être ne se dispute-t-il pas avec les médecins de l’équipe…

En fait, peut-être que grâce à Moses, Walton joue 400 à 500 matchs de plus à Portland avec un temps de jeu moindre. Si l’on ajoute la façon dont Moses a mûri en 1977 (13 points et 13 rebonds de moyenne en seulement 30 minutes par match), 1978 (19 points et 15 rebonds), et 1979 (25 points, 17 rebonds, MVP), qui sait combien de championnats auraient basculé ? Pensez à ce manque de bonnes équipes à la fin des années 70. Combien de titres consécutifs les Blazers auraient-ils remporté si Walton ne s’était pas blessé ? Trois ? Quatre ? Cinq ?

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Et ça n’est pas tout. Le pauvre Moses a joué à Buffalo pendant exactement six jours avant qu’ils ne l’expédient à Houston contre deux choix de premier tour en 1977 et 1978, singeant fidèlement les bêtises de Portland puisque Buffalo a en fin de compte échangé un choix de premier tour contre deux choix de premier tour. Bien entendu, ils ont aussi mal géré la chose que les deux autres franchises : Moses n’a joué que six minutes en deux matchs pour les Braves. C’est vrai, quoi : quand vous avez déjà John Shumate et Tom McMillen au poste d’ailier fort, pourquoi vouloir tester le meilleur jeune espoir depuis Lew Alcindor ? Le 25 Janvier 1977, une semaine après la parution d’un article dans SI intitulé « Comment Moses a transformé les Rockets », l’entraîneur des Braves Tates Locke (qui n’avait laissé aucune chance à Moses à Buffalo) a été licencié. Ce n’était pas une coïncidence.

Le choix de premier tour donné aux Braves par Houston en 1977 a fini par être le numéro dix-huit (un certain Wesley Cox), parce que Moses a enflammé les Rockets et leur a fait gagner un titre de division. Lorsque les Rockets ont eu des problèmes la saison suivante (23 matchs manqués par Malone et les atroces séquelles de l’incident entre Tomjanovich et Washington), leur horrible saison à 24 victoires et 58 défaites a donné à Buffalo le quatrième choix de draft global. Sauf que les Braves l’avaient déjà échangé à New Jersey (avec leur premier choix de draft 1979) dans un accord désastreux pour obtenir Tiny Archibald. Et New Jersey a échangé une quatrième fois ce choix, marquant le début de la désastreuse période Micheal Ray Richardson chez les Knicks. Quel bazar.

Buffalo a déménagé à San Diego l’été suivant. Si vous avez bien suivi, techniquement, le fait qu’ils ont laissé tomber Malone et n’aient rien obtenu en échange pourrait être considéré comme leur « malédiction du Bambino » ; à partir de ce jour-là (le 24 octobre 1976), il ne leur est arrivé que des catastrophes. Et à juste titre. Le pire, c’est que la star de Buffalo, Bob McAdoo, ne se plaisait pas du tout dans l’équipe et avait râlé tout l’été pour obtenir un nouveau contrat. Pourquoi les Braves n’ont-ils pas gardé Malone comme assurance alors que leur pivot star avait de grandes chances de finir par s’en aller ? Six semaines après avoir échangé Moses, ils ont expédié McAdoo aux Knicks contre John Gianelli et de l’argent liquide. Et c’est ainsi qu’une ère sombre de trois décennies a commencé pour la franchise qui allait devenir les Clippers.

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Donc, si vous suivez toujours, « Moses la patate chaude » a fini par changer les destins de six franchises en moins de cinq mois :

  • New Orleans (ils ne s’en sont jamais remis et la franchise a déménagé quatre ans plus tard) ;
  • Les Lakers (qui ont pu prendre Magic et remporter cinq titres avec lui) ;
  • Portland (qui a mis à la poubelle l’assurance de Walton et Dieu sait combien de titres) ;
  • Buffalo (ils ne s’en sont jamais remis non plus et la franchise a déménagé deux ans plus tard, emportant avec elle une malédiction qui dure encore aujourd’hui) ;
  • Houston (la franchise est arrivée jusqu’aux Finales de 1981 avec Moses, puis a échangé Malone à Philadelphie pour mettre en place l’ère Hakeem-Sampson) ;
  • Philadelphie (qui a acheté Malone en 1982 et remporté un titre avec lui).

Nous avons également assisté à la destruction de près de l’un des plus grands joueurs de tous les temps : Moses Malone a déménagé tant de fois entre 1974 à 1976 qu’il était pratiquement détruit en arrivant à Houston ; il a fallu aux Rockets une saison entière pour le remettre en confiance. Finalement, il est entré au Hall of Fame et hante trois équipes encore aujourd’hui. Et dire que tout a commencé parce que Butch van Breda Kolff a décidé que Gail Goodrich se portait bien pour son âge.


(1) Source : http://www.nba.com

(2) Comment les dirigeants ont-ils réussi à mettre en place des règles cohérentes pour un truc pareil ? C’est un vrai miracle qu’ils aient réussi à bricoler quelque chose.

(3) C’était vraiment génial, la façon dont la NBA fonctionnait au milieu des années 70. Les dirigeants du Jazz ont dit au commissionnaire O’Brien : « Euh, en fait, on a bien réfléchi et on a changé d’avis à propos de Moses », et le bureau leur a répondu : « Pas de problème ! Reprenez votre premier choix ! » Compte tenu de la façon chaotique dont les choses marchaient à l’époque, on se demande si ça ne s’est pas passé comme ça : O’Brien était sur une autre ligne quand le Jazz l’a appelé, sa secrétaire a demandé la raison de l’appel, le Jazz le lui a dit, elle a répondu : « Ne quittez pas » et a passé le message à O’Brien, qui l’a congédiée en disant : « C’est bien, c’est bien, vous n’avez qu’à leur dire oui » avant d’en revenir à son appel téléphonique. (NDLR : Cette remarque n’est pas de moi, mais de Bill Simmons, extraite du Livre du Basket-ball.)

(4) Le choix de Buffalo a fini par être le troisième de la draft de 1978 : Portland l’a envoyé à Indiana avec Johnny Davis contre le numéro un de la draft, et ils ont choisi Mychal Thompson pour suppléer Walton.