#2 : Len Bias, regrets éternels

Len_Bias_Maryland

Len Bias à l’Université du Maryland, avant le drame. (1)

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19 juin 1986, 6h33.

911 : Ici les urgences du Comté.

BRIAN TRIBBLE : Il faudrait envoyer une ambulance au (?) 1103 Washington Hall. C’est pour une urgence. C’est Len Bias. Il revient de Boston et il a besoin d’aide.

911 : Pourriez-vous être plus précis ?

TRIBBLE : Hein ?

911 : Pourriez-vous être plus précis ?

TRIBBLE : Quelqu’un… Len Bias… Il a besoin d’aide.

911 : Peu importe son nom. Quel est le problème ?

TRIBBLE : Il respire mal.

911 : Pouvez-vous me donner une adresse ?

TRIBBLE : 1103 Washington Hall, sur le campus de l’Université du Maryland.

911 : Washington Hall ?

TRIBBLE : Oui.

911 : Quel est votre nom ?

TRIBBLE : Brian.

911 : Brian comment ?

TRIBBLE : Tribble.

911 : Tribble ?

TRIBBLE : Oui.

911 : De quel numéro m’appelez-vous, Brian ?

TRIBBLE : Je suis dans la chambre de Len Bias. Le numéro de téléphone, je ne le connais pas.

911 : Quel est le numéro de la chambre ?

TRIBBLE : 1103.

911 : 1103 ?

TRIBBLE : Oui.

911 : À Washington Hall ? Vous avez une adresse complète ?

TRIBBLE : Je ne sais pas. Il n’y a pas d’adresse, c’est juste Washington Hall (?). Allez à Hungry Herman’s [un restaurant local], continuez jusqu’ici et prenez à droite. S’il vous plaît, faites vite. Ce n’est pas une blague.

911 : Très bien. Washington Hall, appartement numéro 1103.

TRIBBLE : On est en train de lui faire du bouche-à-bouche. Vous entendez ? C’est Len Bias. Vous devez le ramener à la vie. Il ne peut pas mourir… Je vous en prie, venez vite.

911 : Très bien. Washington Hall. Et appartement, euh, chambre numéro 1103, c’est bien ça ?

TRIBBLE : Mmh-hm.

911 : Mille, cent et trois.

TRIBBLE : Mmh-hm. Mille, cent et trois.

911 : Parfait. Une ambulance est en route.

TRIBBLE : Vous dites ?

911 : Une ambulance est en route.

TRIBBLE : O.-K.

911 : Merci.

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L’histoire de Len Bias a été racontée en long, en large et en travers dans plusieurs articles et documentaires trouvables sur Internet (2). Nous n’allons donc pas dresser ici un portrait détaillé du joueur ; nous nous contenterons de parler de celui qu’il était, de celui qu’il aurait pu (et dû) devenir, et pourquoi sa mort prématurée a changé le destin de la NBA plus que tout autre événement dans l’histoire de la ligue (à l’exception de l’un d’entre eux, dont nous parlerons plus tard).

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Comment calculer les dommages causés par la perte de Len Bias à court et long terme ?

En juin 1986, les Celtics venaient de terminer l’une des saisons les plus accomplies de l’histoire de la NBA et avaient le luxe de posséder le deuxième choix général de la draft à venir, suite à un échange avec Seattle qui avait eu lieu deux ans plus tôt. Et les dirigeants savaient quoi en faire. Cela faisait déjà plus d’un an que Boston avait l’œil sur Len Bias, un ailier explosif de l’Université du Maryland. Leur envie de l’avoir était telle que Red Auerbach lui-même avait poussé Bias à retarder d’un an son inscription à la draft, afin de pouvoir l’obtenir en 1986. Le champ était libre pour obtenir le jeune joueur ; les Cavaliers, titulaires du premier choix, qui auraient été les seuls à pouvoir les en empêcher, avaient l’opportunité de drafter Brad Daugherty, l’un des plus grands espoirs de la NBA. Ils n’allaient sûrement pas passer à côté.

Pour les Celtics, on ne pouvait pas imaginer comme meilleure jeune recrue qu’un ailier avec le profil de Bias. On pouvait plus ou moins le décrire comme un James Worthy en plus physique, mais avec les qualités athlétiques de Jordan. C’était un excellent athlète capable de jouer aux deux postes d’ailier ; un roublard hyper-compétitif avec un fond de méchanceté ; un scoreur capable de conduire efficacement l’attaque de Boston pendant de longues minutes en sortie de banc ; un rebondeur qui pouvait se frotter aux jeunes loups comme Barkley et Malone ; et, pour faire bonne mesure, un joueur qui adorait fracasser des alley-oops et était donc parfait pour concrétiser les passes magiques de Larry Bird. (En dehors de Jordan et de Dominique Wilkins, aucun joueur des années 80 n’attaquait le panier comme le jeune Len Bias. Aucun.)

Le 17 juin 1986, Bias est drafté par les Celtics. Le 18 juin, il s’envole vers Boston pour officialiser sa sélection. Le même jour, Bias revient dans le Maryland où la nuit est tombée. Il va fêter sa sélection avec des amis, rentre à son dortoir universitaire vers trois heures du matin et s’enfile plusieurs rails de coke avec un ami d’enfance, Brian Tribble, ainsi que quelques-uns de ses coéquipiers. Trois heures et demie plus tard, Bias est pris de convulsions. Brian Tribble donne aux urgences le coup de fil retranscrit ci-dessus. Les secours arrivent, mais il est déjà trop tard. Len Bias décède aux alentours de neuf heures du matin. Overdose de cocaïne.

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Les dommages causés par la perte de Bias sont faciles à définir tant ils sont évidents. La NBA a perdu une future star et a dû faire face à un problème de drogue encore plus important que les précédents. Les Celtics, pour leur part, ont dû attendre vingt-et-un ans pour récupérer complètement :

  • À long terme, la perte de Bias était une catastrophe. C’était comme enlever Pippen des Bulls de 1987, Malone du Jazz de 1985 ou Duncan des Spurs de 1997. Pour couronner le tout, une limite mise en place peu avant la mort de Bias interdisait aux propriétaires d’échanger à tous vents des choix de premier tour. Il était donc nettement plus difficile pour une équipe de s’améliorer.
  • À court terme, l’histoire est passée à côté d’une équipe des Celtics de 1987 qui aurait pu être la meilleure de tous les temps. L’une des trois plus grandes équipes de l’histoire, avec l’un des cinq meilleurs joueurs de tous les temps et la meilleure front line de l’histoire avec l’un des trois meilleurs attaquants de la décennie.
  • À moyen terme, l’absence de Bias a contraint Bird et McHale à jouer de longues minutes supplémentaires ; ils se sont tués à la tâche toute la saison et n’allaient plus jamais être les mêmes après ça. Le corps de Bird l’a lâché un an plus tard (d’abord les talons, puis le dos) ; McHale s’est blessé au pied avant les play-offs de 1987, est revenu plus tôt que prévu car personne ne pouvait compenser son absence, s’est cassé le pied, a continué de jouer malgré sa blessure et n’a jamais vraiment récupéré. Bias aurait réduit les minutes de tous ses équipiers, évité qu’ils ne jouent blessés, et rendu les matchs plus faciles.

Mais ce n’est pas tout. Nous aurions pu voir un Bias ricanant jouant des coudes avec les « Bad Boys » de Detroit entre 1987 et 1992 ; un triple rivalité fascinante entre Barkley, Malone et Bias ; des matchs spectaculaires contre les Blazers et les Hawks, dont les enjeux auraient été relevés par la présence de Bias ; des actions à couper le souffle entre Bird et Bias (3) ; une équipe des Celtics qui serait de façon improbable devenue « cool » ; et Bias, devenu All-Star de la Conférence Est, en train de résister à Jordan sans cligner des yeux ou être intimidé.

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C’est probablement ce dernier point qui fait le plus mal. Bias avait un tempérament effronté, une façon d’être, un parfum de basket des rues que personne d’autre n’avait. À l’époque, les joueurs portaient encore des shorts serrés et se tapaient dans les mains de façon maladroite. Seuls quelques joueurs étaient « cool » et ceux qui l’étaient (Wilkins, Worthy, Jordan, Bernard King) gardaient pour la plupart leurs émotions pour eux. Jordan aurait adopté cette attitude de playground s’il avait fréquenté une autre université que celle de Caroline du Nord, dans laquelle le coach Dean Smith fronçait les sourcils sur tout ce qui pourrait être perçu comme de la vantardise face aux adversaires et tempérait ses fanfaronnades dans une certaine mesure. Jordan a été une icône publicitaire sportive, mais Bias a apporté le style des rues dans le monde professionnel. Les fans afro-américains se reconnaissaient en lui, bien plus qu’ils ne l’avaient fait avec Hawkins, Monroe et Erving.

Lorsque le style des rues de Bias devint plus à la mode dans les années 90 (grâce au « Fab Five » d’UNLV, les moqueries après les dunks, les shorts baggy, le trash talk et tout le reste), il parut soudain devenir un peu artificiel, comme si les joueurs ne l’utilisaient que pour se faire remarquer. Len Bias n’avait rien d’artificiel. Il ne dunkait pas sur la tête des autres joueurs pour avoir l’air cool, mais pour mettre les choses au point et donner le ton. Il luttait férocement au rebond et hurlait parfois pour montrer à tout le monde qui était le patron. Il aboyait sur ses coéquipiers, les arbitres et les adversaires. Si les fans huaient Maryland lors d’un match à l’extérieur, il avait l’attitude des grands joueurs : ayant appris à canaliser ses émotions, il se motivait encore plus, faisait taire les crieurs, puis triomphait lors du silence respectueux que l’on entendait lorsque le match était plié. Il jouait avec passion et avec le cœur. Parfois, ses mauvais côtés refaisaient surface, mais jamais au point qu’on ne le sente totalement déphasé. Il se démarquait, tout simplement.

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Si Bias était arrivé sept ou huit ans plus tard, il aurait sans doute porté des short baggy et utilisé le trash talk comme tout le monde, mais en plus d’être un grand joueur, il aurait été vrai. Bias était en avance sur son temps. Vraiment. Nous avons passé des années à chercher un rival pour Jordan (comme Frazier l’a été pour Ali, quelqu’un qui aurait su faire ressortir le meilleur en lui) alors qu’en fait, ce joueur était probablement Len Bias. Le destin nous l’a pris, et l’a pris aux Celtics. Bias était censé prendre le flambeau de Russell, Havlicek et Bird. C’est dire combien il était bon. Il faut croire que tout ça était trop beau pour être vrai.


(1) Source photo : http://www.theshadowleague.com

(2) Pour en apprendre plus sur Len Bias, les circonstances et les conséquences de sa mort, vous pouvez visionner l’excellent documentaire Without Bias de la série 30 for 30 d’ESPN.

(3) À l’époque, Bird « s’ennuyait » régulièrement pendant les matchs, passait des mi-temps entières à tirer de la main gauche et a joué un match en 1986 où lui et Walton avaient essayé de compter le nombre de manières différentes avec laquelle ils pouvaient lancer une action où Bird passait à Walton, puis coupait vers le panier et captait une passe de Walton en retour. Vous ne croyez pas qu’il se serait bien amusé à lancer des alley-oops à Bias ?