#4 : Les Lakers miraculés de 1960

Miracle_Landing

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Dans la nuit du 18 au 19 janvier 1960, le lieutenant-colonel à la retraite Vernon Ullman, vétéran de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre de Corée, et son copilote Howard Gifford ont sauvé la NBA.

Vous n’avez jamais entendu ces noms-là ? Alors lisez attentivement ce qui va suivre.

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Le lundi 18 janvier 1960, les Lakers s’apprêtent à rentrer à Minneapolis après un match disputé à Saint-Louis. La veille, ils ont perdu 135 à 119 contre les Hawks, malgré 43 points d’Elgin Baylor. La saison est difficile pour les héritiers de George Mikan, Slater Martin et Vern Mikkelsen ; l’effectif est de qualité, mais manque de cohésion. Contre les Hawks, les Lakers ont ainsi enregistré leur 30ème défaite en 43 matchs. Les cinq titres obtenus entre 1948 et 1954 semblent bien loin. La situation financière de l’équipe n’est pas plus brillante ; elle est même si problématique que le propriétaire, Bob Short, songe sérieusement à déménager sa franchise à Los Angeles pour attirer plus de public (il le fera la saison suivante).

Pour regagner Minneapolis, les Lakers ont à leur disposition un avion privé, un bimoteur DC-3 appartenant à Short, dont l’utilisation est moins coûteuse que l’emprunt des vols continentaux. L’appareil est piloté par un ancien militaire, Vernon Ullman, assisté de son copilote Howard Gifford. Le soir du 18 janvier, Elgin Baylor et ses coéquipiers Frank Selvy, Rod Hundley, Slick Leonard, Dick Garmaker, Larry Foust, Tom Hawkins, Jim Krebs et Boo Ellis arrivent donc à l’aéroport. Parmi les cadres, seul Rudy LaRusso manque à l’appel, un ulcère l’ayant empêché de faire le voyage.

À l’extérieur de l’aéroport, les conditions sont glaciales et quelques flocons commencent à tomber. Le départ est retardé de plusieurs heures. Dans la salle à manger du terminal, Jim Krebs, superstitieux maladif, sort la planche Ouija dont il ne se sépare jamais et l’interroge. La prédiction est sans appel : l’avion dans lequel les Lakers s’apprêtent à embarquer va s’écraser. Krebs met en garde ses coéquipiers, mais ceux-ci ne lui prêtent qu’une oreille distraite. Krebs est un bon garçon, mais c’est aussi un pessimiste notoire, qui répète à qui veut l’entendre qu’il sera mort avant ses 33 ans. Personne ne fait donc attention à ses avertissements répétés et tout le monde finit par embarquer.

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À 20 h 30, le DC-3 quitte Saint-Louis sous un faible blizzard. Près de cinq minutes après le décollage, les lumières de l’avion commencent à clignoter, avant de s’éteindre complètement. Les deux générateurs de l’appareil, trop utilisés lorsque l’avion était encore à terre, se sont arrêtés. Toute l‘installation électrique est en panne. Il n’y a plus de lumière, plus de chauffage, et surtout plus de radio ; sans les instructions de la tour de contrôle, il est impossible de retourner à l’aéroport, de surcroît très fréquenté à cette heure. Comble de malchance, après un quart d’heure de vol, l’orage s’intensifie tant que les pilotes perdent tout contact visuel. Ils décident donc de grimper jusqu’à 8 000 pieds pour s’élever au-dessus du blizzard et pouvoir se diriger.

Ne disposant plus des appareils électroniques qui leur permettent de se guider, Ullman et Gifford prennent de l’altitude en s’aidant d’une simple boussole manuelle. Malheureusement, le vent et le mauvais temps dérèglent l’instrument très vite, contraignant les pilotes à se repérer uniquement grâce aux étoiles, en se basant sur l’étoile Polaire ! Des turbulences font rebondir l’appareil, qui dépasse parfois les 15 000 pieds d’altitude, ce qui est fortement déconseillé pour un avion non pressurisé comme le DC-3. Les passagers suffoquent, les enfants présents à bord de l’avion (dont Jack, le fils de l’entraîneur Jim Pollard, âgé de 11 ans) commencent à être malades et le plancher de l’appareil se met à geler.

À l’intérieur du DC-3, la situation est préoccupante. Les couvertures qui se trouvent dans l’avion sont trop minces et les manteaux d’hiver inefficaces. Le froid, la peur et le manque d’oxygène provoquent spasmes et constrictions. Cependant, en dépit des conditions, personne ne panique, pas même les enfants. Certains passagers se tassent au fond de l’appareil, et les plus optimistes rassurent les angoissés. Ou essayent, tout du moins. Car à cet instant, personne n’a la moindre idée de la façon dont cela va se terminer.

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Toujours incapables de communiquer, les pilotes zigzaguent entre les flocons de neige pendant plusieurs heures. De la glace se forme sur les ailes, les hublots, puis dans la cabine. Toutes les cinq minutes, Ullman et Gifford doivent ouvrir l’une des fenêtres latérales pour gratter la neige sur le pare-brise et avoir un peu de visibilité. Il est près de minuit et demi et l’avion est en l’air depuis quatre heures. Il ne reste plus que 30 minutes de carburant et l’un des moteurs a des ratés. Plus question de tergiverser : Ullman, le visage et les mains gelés, décide de faire descendre l’avion et de chercher un endroit, n’importe lequel, pour atterrir.

Pendant que l’avion amorce sa descente, les pilotes brandissent une lampe de poche par la fenêtre du poste de pilotage, afin de mieux se repérer. Ils aperçoivent une petite agglomération avec un château d’eau sur lesquels sont inscrits les mots : « Carroll, Iowa ». Le DC-3 s’est égaré à presque 150 milles de sa destination initiale, mais personne ne s’en soucie. Ullman se met à tournoyer au-dessus de la ville, dans l’espoir de réveiller quelqu’un qui pourrait allumer les lumières d’une quelconque piste d’atterrissage. Rien ne bouge, mais les manœuvres de l’appareil attirent néanmoins l’attention de la police locale, qui sonne le branle-bas de combat.

Les pilotes essayent plusieurs fois d’atterrir, mais les propriétés du coin sont toutes entourées par des lignes électriques ; aussi doivent-ils continuellement reprendre de l’altitude et recommencer leurs tentatives, augmentant à chaque fois l’anxiété des passagers. Pendant ce temps-là, à terre, les voitures de police, les camions de pompiers et même le croque-mort local font de leur mieux pour suivre un avion qu’ils peuvent à peine voir. Plus d’une fois, l’avion doit se redresser brusquement pour éviter une route goudronnée, un bosquet, et même un semi-remorque qui arrive en sens inverse.

Finalement, les pilotes trouvent le terrain d’atterrissage idéal : un champ de maïs enneigé, dans une ferme appartenant à un certain Elmer Steffes. Le maïs non récolté apparaît sombre sur le fond neigeux, donnant à Ullman une référence visuelle pour atterrir. De plus, le terrain ne comporte ni fossés, ni rochers. C’est décidé : l’atterrissage se fera ici. Les pilotes préviennent les passagers et amorcent leur approche.

À l’intérieur de l’avion, les joueurs se préparent avec anxiété. Frank Selvy pense à sa femme, Barbara, et sa petite fille de 4 mois et demi, Leslie. Dick Garmaker, pétrifié, tente de garder son sang-froid pour ne pas affoler les enfants à bord. Boo Ellis, comme beaucoup d’autres, se demande si l’avion ne va pas subitement tomber en panne sèche, et si la visibilité sera suffisante pour atterrir. Elgin Baylor prend sa couverture, va s’allonger dans l’allée à l’arrière de l’avion à l’endroit qu’il pense être le plus sûr, et s’appuie contre les sièges épais et rembourrés, histoire de mourir confortablement si les choses venaient à mal tourner. Quant à Jim Krebs, il jure solennellement d’arrêter de tricher aux cartes, de se donner à fond sur le terrain et de jeter sa planche Ouija si l’avion atterrit en toute sécurité.

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A 1h40 du matin, après deux tentatives, Vernon Ullman sort les aéro-freins, réduit la vitesse à 70 nœuds et s’approche du champ de maïs avec un faible angle d’inclinaison. Quelques instants plus tôt, les pilotes se sont disputés pour savoir s’il fallait sortir le train d’atterrissage ou atterrir « à plat », comme le stipulent les règlements dans une telle situation. Ullman a décidé de sortir les roues, pour éviter un dérapage ou d’autres complications éventuelles. Les pilotes coupent les moteurs et font atterrir l’avion en douceur sur le mètre vingt de neige qui recouvre la récolte. La décision d’Ullman a été la bonne : l‘avion roule pendant presque cent mètres avant de s’arrêter, aidé par le brin supérieur d’une clôture en barbelés accroché dans la manœuvre par la roue de la queue. Si les roues n’avaient pas été sorties, l’avion aurait continué sa course et serait allé s’écraser dans un fossé escarpé qui se trouvait soixante-quinze mètres plus loin.

Pendant quelques secondes, le silence à l’intérieur de l’appareil est total. Puis les premiers cris de joie éclatent. Les passagers applaudissent, sautent joyeusement hors de l’avion et déclenchent une joyeuse bataille de boules de neige avec les pilotes. Le calme revient néanmoins lorsque tout le monde réalise qu’ils va falloir marcher un bon kilomètre à travers le champ de maïs dans une neige profonde pour rejoindre la route. Mais quelle importance, quand on a la vie sauve ?

Au bord de la route, des camions de pompiers, des voitures de police, des camions et des autos attendent les vingt-deux passagers et l’équipage, qui sont transportés au motel le plus proche. L’entraîneur des Lakers est le dernier à partir, à bord du corbillard conduit par le croque-mort. Comme il n’y a pas de téléphone dans les chambres du motel, Pollard et ses joueurs se mettent à faire la file devant les trois cabines téléphoniques de l’accueil pour informer leurs proches. Larry Foust, surnommé « Desert Head » par Rod Hundley à cause de son crâne chauve, avait l’habitude d’aller boire un coup après les matchs et de justifier ses retards à sa femme Joanie par toutes sortes d’histoires abracadabrantes. La conversation qu’il eut avec elle ce jour-là tourna court :

Larry : « On a été obligés d’atterrir dans un champ de maïs, en Iowa. »

Joanie : « Je ne trouve pas ça drôle du tout. Rappelle-moi quand tu auras décuvé. »

(Elle raccroche).

Larry (à son équipier Tom Hawkins) : « Dis, tu ne pourrais pas demander à Doris d’appeler Joanie et lui dire que nous avons vraiment atterri dans un champ de maïs en Iowa ? »

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À ce jour, il n’existe aucune autre situation dans laquelle une équipe de sport professionnel a échappé de si près à la mort. Une fin moins heureuse aurait été la plus grande tragédie de l’histoire de la NBA, et un coup fatal porté à une ligue qui peinait à trouver sa place à l’époque. Et ce n’est que le début :

  • Nous perdons l’un des quinze plus grands joueurs de l’histoire (Elgin Baylor) au milieu de sa deuxième saison, ainsi que l’ailier le plus athlétique de cette époque et quelqu’un qui était en train de faire prendre conscience à tout le monde que le basket pouvait être joué dans les airs.
  • L’ère Elgin Baylor / Jerry West n’a jamais lieu. Près de cinq cents documentaires, reportages, livres et articles consacrés à la nuit fatidique sont produits.
  • Les Lakers de 1960 arrêtent immédiatement les frais et disparaissent à jamais, ou déclarent forfait pour la saison avant de revenir en 1961 après avoir rempli leur effectif avec des joueurs d’expansion et des choix de draft supplémentaires… Ce qui signifie que nous sommes en train de refaire toute l’histoire de la NBA de 1961 à 2016, avec au moins quinze finales différentes.
  • Enfin, un autre propriétaire s’empare du marché de Los Angeles si les Lakers s’en vont. Serions-nous en train de regarder les Los Angeles Warriors en ce moment ? Qui sait ?

Bref, le fait que l’avion ait atterri en toute sécurité est une bonne chose (et c’est un euphémisme). Notez qu’il existe aujourd’hui une règle appelée la « Catastrophe Rule » : une draft d’expansion, dans laquelle les équipes ne peuvent mettre de veto que sur quatre ou cinq joueurs, est organisée en urgence, puis l’équipe victime de la catastrophe obtient le premier choix de la prochaine draft (en plus de son propre choix). Heureusement que cette règle n’est pas très connue, sinon on compterait plus le nombre de fans en colère qui tenteraient de saboter le charter de leur équipe dans des temps difficiles.

 


 

Larry Foust a été échangé peu après la nuit du 18 janvier. Il a joué douze saisons en NBA, pour une moyenne en carrière de 13,7 points et 9,8 rebonds. Une consommation excessive d’alcool et de cigarettes a fini par le rattraper ; il est mort en 1984 d’une crise cardiaque, à l’âge de 56 ans.

Boo Ellis n’a joué que deux saisons avec les Lakers (pour une moyenne de 5,1 points et 5,2 rebonds). Il a ensuite bourlingué dans des ligues professionnelles mineures, avant de devenir agent de sécurité. Il a disputé des compétitions sportives jusqu’à l’âge de 70 ans, remportant plusieurs titres prestigieux en catégorie senior.

Frank Selvy a passé onze ans en NBA. Il a eu trois autres enfants après Leslie, et vit aujourd’hui en Caroline du Sud. Il a neuf petits-enfants.

Slick Leonard a joué sept ans en NBA pour une moyenne en carrière de 9,9 points, 2,9 rebonds et 3,3 passes décisives. devenu entraîneur, il a remporté trois titres ABA avec les Pacers avant de devenir leur commentateur officiel. Il est entré au Hall of Fame en 2014.

Après six saisons passées avec les Lakers, « Hot Rod » Hundley a travaillé quarante ans à la télévision pour l’équipe du Jazz. Puis il s’est installé en Arizona pour profiter de sa retraite. Il est décédé en 2015 à l’âge de 80 ans, après une vie bien remplie.

Jim Krebs a pris sa retraite après la saison 1964. Il est mort un an plus tard, le 6 mai 1965, à l’âge de 30 ans (soit trois ans plus tôt que ce qu’il avait l’habitude de prophétiser). Un voisin lui avait demandé de l’aider à couper un arbre à moitié abattu, puis de l’appuyer contre la façade de la maison. Pendant que Krebs s’éloignait, un coup de vent fit tomber l’arbre qui lui écrasa la poitrine et le crâne.

Tom Hawkins a joué dix saisons en NBA avant de connaître un franc succès en tant qu’animateur sur la chaîne NBC, autant à Los Angeles qu’au niveau national. Il est mort en 2017 à l’âge de 80 ans dans sa maison de Malibu.

Elgin Baylor est entré au Hall of Fame en 1977 avec une moyenne en carrière de 27,4 points, 13,5 rebonds et 4,3 passes décisives en 14 saisons. Tout est dit.

Dick Garmaker vit à Tulsa, dans l’Oklahoma. Dix jours après l’atterrissage, il a été transféré aux Knicks en échange de 25 000 $ et Ray Felix, permettant à Short de donner à ses joueurs leur paye mensuelle. Une vingtaine d’années plus tard, la société immobilière de Garmaker achetait des appartements à St. Paul en faisant affaire avec Elmer Steffes, le propriétaire du champ de maïs dans lequel il avait atterri.

Rudy LaRusso a joué dix saisons en NBA. Il est mort le 9 juillet 2004 à 67 ans, des suites de la maladie de Parkinson.

Jim Pollard est décédé le 22 janvier 1993 à l’âge de 71 ans. Il a joué huit ans en NBA (moyenne en carrière : 13,2 points et 5,7 rebonds) et a entraîné les Chicago Packers (18 victoires, 62 défaites) après avoir été limogé par les Lakers (14 victoires, 25 défaites).

Vernon Ullman a ramené son DC-3 au bercail lorsque le champ de maïs fut dégagé au bulldozer moins d’une semaine plus tard. À la grande surprise de tous, son permis de vol lui a été retiré après l’incident. Les joueurs l’ont remercié en lui offrant 50 $ chacun, une grosse somme à l’époque. Ullman est mort d’une tumeur au cerveau en mars 1965 ; les Lakers lui ont rendu hommage en offrant à sa femme Eva Olofson (qui était la seule hôtesse de l’air de l’avion) une plaque portant l’inscription : « Au Colonel Vernon Ullman : puissiez-vous atterrir aussi bien pour l’éternité. »

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