#86 : Cliff Hagan

Pour comprendre la façon dont les joueurs ont été classés, merci de consulter cet article.

Le portrait de chaque joueur se divise en trois parties : le C.V. (qui résume le palmarès et les accomplissements du joueur), le côté pile (ses qualités) et le côté face (ses défauts).

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CLIFF HAGAN

13 ans de carrière dont 7 de qualité.
6 fois All-Star (5 en NBA, 1 en ABA).
Parmi les 10 meilleurs joueurs de la NBA en 1958 et 1959.
Pic de forme de 4 ans en saison régulière : 23 points, 10 rebonds et 4 passes décisives de moyenne.
Deuxième meilleur joueur d’une équipe championne (St. Louis Hawks, 1958) et deux fois vice-championne (1960, 1961).
Play-offs 1958 : 28 points et 11 rebonds de moyenne à 50 % de réussite au tir (11 matchs).
Pic de forme de 5 ans en saison play-offs : 23 points, 10 rebonds et 3 passes décisives de moyenne.

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Côté pile :

Dans les années 50 et 60, Hagan a été un élément précieux d’une équipe de St. Louis alors à son pinacle. Il a démontré sa valeur en play-offs à plusieurs reprises, comme en témoignent les chiffres ci-dessus. Si vous avez joué dix ans dans les années 50 et 60, que vous avez été au top pendant cinq ans, et que vous avez été champion et plusieurs fois finaliste, vous avez vraiment fait une bonne carrière.

Hagan mérite également le respect pour ceci : les Hawks de St. Louis étaient l’une des équipes les plus racistes de l’histoire du sport. Lors de la saison 1961-62, Bob Pettit et Clyde Lovellette, originaires du Sud, ont fait preuve de tellement de mépris à l’égard de Cleo Hill, une légende afro-américaine du basket-ball universitaire, que l’entraîneur Paul Seymour s’est fait remercier pour leur avoir tenu tête. Et Hill a été blackboulé de la ligue. Un autre joueur Noir des Hawks, Lenny Wilkens, était traité de la même manière par ses coéquipiers, sauf par Hagan : d’après les témoignages de l’époque, il était le seul à serrer la main de Wilkens et à le considérer comme un égal. Bien joué, Cliff ! S’il y avait une équipe imaginaire des joueurs blancs que vous auriez aimé avoir comme équipier si vous étiez Noir dans les années 60, Hagan serait sans aucun doute ailier titulaire avec Jack Twyman.

Côté face :

Hagan peut malheureusement pas prétendre à une place supérieure dans notre classement. Outre le fait d’avoir été membre d’une équipe qui a fait un parcours en play-offs injustement ignoré (un titre et trois finales en cinq ans), ce qui l’empêche d’être considéré à sa juste valeur, on ne peut ignorer que Hagan a joué à une époque où tout le monde voyageait en seconde classe, partageait sa chambre avec un colocataire, fumait des cigarettes, buvait du café, se faisait plâtrer après les matchs, ne faisait pas de musculation, mangeait n’importe comment, ne prenait pas soin de soi et se cognait en match comme au rugby. Du coup, il est difficile de le placer plus haut que la 86ème place. Mais avec ses qualités, il méritait sans conteste de figurer dans le top 100. Belle carrière, Cliff !

#98 : Jack Twyman

Pour comprendre la façon dont les joueurs ont été classés, merci de consulter cet article.

Le portrait de chaque joueur se divise en trois parties : le C.V. (qui résume le palmarès et les accomplissements du joueur), le côté pile (ses qualités) et le côté face (ses défauts).

TWYMAN

JACK TWYMAN

11 ans de carrière, dont 7 de qualité.
6 fois All-Star.
Parmi les 10 meilleurs joueurs de la NBA en 1960 et 1962.
Meilleurs pourcentage de réussite au tir de la NBA en 1958 (saison régulière), meilleur pourcentage de réussite au lancer-franc en play-offs en 1965 (play-offs).
Pic de forme de 3 ans en saison régulière : 29 points, 9 rebonds et 3 passes décisives de moyenne.
Pic de forme de 3 ans en play-offs : 20 points, 8 rebonds et 2 passes décisives de moyenne (26 matchs).

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Côté face :

Aussi bon qu’il ait été, personne ne se rappelle réellement des prouesses de Jack Twyman sur le terrain. Dans ce classement, il marque la limite des « ailiers blancs des années 50 et 60 » ; c’est un peu l’équivalent de Cliff Hagan, sauf que Hagan a gagné un titre NBA et est entré au Hall of Fame en 1978, cinq ans avant Twyman (même s’il a pris sa retraite quatre ans après lui). Hagan a donc mérité (de peu) de figurer plus haut dans ce classement. Twyman est également la première vieille gloire de la ligue à devenir un analyste TV inférieur à la moyenne, même s’il a été assez chanceux pour interviewer Russell juste après les finales de 1969, lorsque Russell n’a pas pu répondre à la question : « Comment vous sentez-vous ? » avant de finalement craquer, et de commenter la sortie de Willis Reed lors du Match 7 des Finales 1970. Ça n’a pas grand-chose à voir avec sa carrière sportive, d’accord, mais il fallait quand même le dire.

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Côté pile :

En fin de compte, c’est en dehors du terrain que Twyman s’est le mieux illustré : lorsque son coéquipier Maurice Stokes a été brutalement touché par une maladie qui a mis fin à sa carrière, Twyman et sa famille ont pris Stokes sous leur tutelle, se sont occupés de lui et ont recueilli de l’argent pour payer les frais d’hôpitaux. Compte tenu du contexte racial (Twyman était blanc, Stokes était noir) et du climat social de l’époque, il doit sans doute s’agir de l’une des plus belles histoires du sport (que vous pouvez découvrir ici dans son intégralité). Ce qu’a fait Twyman en tant qu’homme est bien plus important que ce qu’il a pu réaliser en tant que joueur, et pourtant, il a été l’un des meilleurs arrières des années 60 (regardez son CV). On peut lui tirer un grand coup de chapeau.

Maurice Stokes et Jack Twyman, la plus belle amitié de l’histoire du basket

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Maurice Stokes et Jack Twyman.

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Longtemps méconnue, la formidable histoire d’amitié entre Maurice Stokes et Jack Twyman commence à sortir de l’oubli, à travers plusieurs articles publiés sur des blogs consacrés au basket et à la NBA. Mais peu d’entre eux rendent justice aux joueurs susnommés. La personnalité, la valeur des deux hommes et ce qu’ils ont accompli pour traverser la pire des épreuves méritent plus que de simples remarques d’ordre général. Voici donc le récit complet de la plus belle amitié de l’histoire du basket, et peut-être même du sport entier.

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Le 17 juin 1933, à Rankin, une petite ville de Pennsylvanie, Monsieur et Madame Stokes ont la joie d’accueillir un heureux événement. Ou plutôt deux, car ce sont des jumeaux qui viennent au monde : un garçon et une fille. Il s’appellera Maurice, et elle, Clarice. Avec la crise économique qui frappe les États-Unis en ce début des années 30, les perspectives d’avenir ne sont guère brillantes pour deux enfants afro-américains issus d’un milieu modeste. Mais à cet instant, les parents des nouveaux-nés sont loin d’y songer ; ils savourent leur bonheur, et célèbrent joyeusement l’arrivée des petits.

Contrairement à des millions d’américains de l’époque, les époux Stokes ont tous les deux la chance d’avoir un travail stable. Monsieur est ouvrier aux aciéries de Pittsburgh, et madame exerce l’emploi de domestique. Très soucieux de sa famille, le père se rend tous les jours à son travail et n’est jamais absent. Le jeune Maurice héritera de son côté calme et sérieux ; de sa mère, il prendra une certaine exubérance. Plus tard, il deviendra un garçon terre-à-terre, mais avec une gentillesse et une affabilité qui marqueront tous ceux qui le connaîtront.

À huit ans, Maurice déménage dans la ville de Homewood, proche de son lieu de naissance. C’est là qu’il grandit et passe son adolescence. Ses parents lui donnent une éducation solide et lui inculquent la valeur du travail. Le jeune Maurice livre les journaux, tond les pelouses, gagne un dollar par-ci par-là. Très à l’aise socialement, il a beaucoup d’amis, se rend régulièrement au foyer de jeunes, sort danser les vendredis soirs et fait la cour aux jeunes filles. En revanche, malheur à celui qui tente d’approcher sa sœur : bien que ses parents soient de petite taille, Maurice est doté d’une taille et d’une carrure impressionnante pour son âge, qui décourage vite les prétendants aux idées malveillantes !

Avec un tel physique, c’est sans surprise dans le sport que Maurice s’épanouit. Après en avoir goûté plusieurs, il finit par se consacrer entièrement à celui qui lui sied le mieux : le basket-ball. Le jeune homme peaufine sa technique sur les playgrounds de Pittsburgh, et s’améliore d’année en année. Il intègre l’équipe de son lycée, Westinghouse High School, avec une motivation supplémentaire : ses parents n’ayant pas les moyens de lui payer des études universitaires, Maurice espère que ses talents de basketteur lui permettront de bénéficier d’une bourse. Après deux années passées sur le banc, Maurice intègre le cinq de départ et aide son équipe à réaliser un doublé inédit, remportant le championnat local en 1950 et 1951, pour sa dernière année d’études secondaires.

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Le talent et les performances de Maurice attirent l’attention de plusieurs universités. Durant l’été 1951, c’est une douzaine de bourses d’études qui sont proposées au jeune Stokes. À l’époque, cependant, il n’est pas facile pour un Noir d’intégrer une grande université. Le mouvement pour les droits civiques n’en est qu’à ses balbutiements, et les meilleures équipes universitaires sont principalement composées de joueurs blancs. Le père de Maurice a du mal à croire qu’une université va payer pour que son fils joue au basket ; il pense que celui-ci devrait se préparer à travailler à l’usine. Mais Maurice ne veut pas de cette vie-là. Il se croit capable d’obtenir mieux, et il est prêt à tout pour que cela arrive.

Malgré le talent de Stokes, plusieurs universités renoncent à l’engager. Non parce qu’ils doutent de ses capacités, mais parce que le contexte social de l’époque impose un quota de trois ou quatre joueurs noirs maximum par équipe. Et il y a dans le pays quantité de joueurs noirs, bien mieux cotés que Maurice. Heureusement, Skip Hughes, l’entraîneur de l’université Saint Francis de Pennsylvanie, est très intéressé par le jeune espoir. Il va jusqu’à recruter Jean Phelps, un coéquipier noir de Stokes à Westinghouse, simplement pour que celui-ci se sente plus à l’aise dans l’équipe. Touché par ce geste, Maurice intègre Saint Francis en 1951.

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Le choc subi par Maurice lors de son arrivée à Saint Francis est rude. L’université comporte moins de mille étudiants, presque tous blancs et catholiques, et le campus est situé en pleine campagne. Un monde totalement différent pour un jeune Noir qui a passé toute sa vie dans la région industrielle de de Pittsburgh. Culturellement, Maurice n’a rien en commun avec ses camarades, et il se sent un peu à part. Heureusement, il y a le basket. Maurice, qui n’a cessé de prendre du muscle, marque en moyenne 23,1 points et prend 26,5 rebonds par match lors de sa première année universitaire. Même pour l’époque, ces chiffres sont extraordinaires.

Lorsque les vacances arrivent, Maurice est bien décidé à continuer sur les mêmes bases la saison suivante. Il retourne sur les playgrounds de Pittsburgh pour garder la forme. Là-bas, le terrain est occupé toute la journée et les lycéens s’affrontent jusqu’à la tombée de la nuit. Malgré sa taille et son poids, Maurice brille par sa mobilité et son agilité. C’est aussi un formidable compétiteur : quand un équipier lui demande d’y aller doucement sur un joueur de petite taille, Maurice répond aussitôt :

« S’il ne peut pas encaisser, il n’a rien à faire là ! »

Cet été-là, Maurice travaille sur jeu tous les jours. À son retour à l’université, il découvre que la saison de son équipe est passée de 30 à 18 matchs : les équipes adverses craignent tellement de perdre la face contre la petite université de Saint Francis et leur nouvelle star que beaucoup refusent de les affronter ! À tel point que la direction est obligée de mentir sur la taille de Maurice et de lui ôter 5 cm, rien que pour trouver des adversaires !

En deuxième année, la réputation de Stokes ne fait que grandir. Toute la Pennsylvanie parle de lui, presque de façon mystique. Les billets pour les matchs de Saint Francis se vendent si bien que l’université délocalise ses matchs de basket, abandonnant son gymnase de 500 places pour un plus grand de 3 300 places. Mais ce n’est pas suffisant : la police doit intervenir à chaque rencontre pour éviter que les gens s’assoient dans les couloirs ou sur les marches autour des gradins. Cette année-là, la moyenne de Stokes atteint 27,1 points et 26,2 rebonds.

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Si Maurice domine sur le court, la vie sur le campus est considérablement plus difficile. Seul afro-américain ou presque dans un monde de blancs, le jeune homme a conscience de sa différence. Il ne peut même pas danser en soirée, car il n’y a pas de jeunes filles noires sur le campus et la ségrégation en vigueur lui interdit d’inviter de jeunes femmes blanches. Et pourtant, par sa gentillesse et son amabilité, Maurice parvient à s’intégrer. Aidé par les valeurs et la force morale que lui ont transmis ses parents, il se montre ouvert, intelligent et facile à vivre, tout en sachant rester à sa place quand il le faut. Il se fait des amis et s’adapte progressivement à son environnement. Ses coéquipiers l’apprécient et acceptent sans difficulté que l’équipe centre son jeu sur lui, conscients que Maurice donne à tous une meilleure chance de briller.

En troisième année, les performances de Stokes et le bilan de Saint Francis (22 victoires pour 9 défaites) offrent à la petite université de Pennsylvanie une invitation inédite au plus grand tournoi universitaire du pays : le NIT, qui a lieu au mythique Madison Square Garden de New York. Le rêve de tout jeune joueur, et une opportunité unique pour se faire remarquer. Stokes joue bien, et l’année suivante, Saint Francis est réinvitée. L’équipe arrive jusqu’en demi-finales, où elle perd 79-73 en prolongation contre la tête de série n°2, les Dayton Flyers. Au cours de ce match, Stokes marque 43 points et prend 19 rebonds, réalisant l’une des les performances les plus impressionnantes de l’histoire du tournoi. Il devient le seul joueur de l’histoire du tournoi NIT à obtenir le titre de MVP en terminant quatrième avec son équipe.

La valeur de Stokes n’est plus un secret pour personne. Les journalistes l’encensent. Les scouts sont aux aguets. L’avenir de Maurice est tout tracé : il jouera en NBA.

En 1955, Stokes est choisi en deuxième position de la draft NBA par les Rochester Royals, juste derrière celui qui le rejoindra un an plus tard, Dick Ricketts. Ed Fleming, un ancien coéquipier de Stokes à Westinghouse, est pris en seizième position. Juste avant lui, en huitième position, les Royals ont drafté un arrière prometteur, lui aussi originaire de Pittsburgh. Son nom ? Jack Twyman.

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L’euphorie de la sélection passée, Stokes et Fleming apprennent rapidement que leur statut de joueur NBA ne leur offre aucune protection contre le racisme à Rochester. En ville, la ségrégation est active. Les personnes de couleur sont cantonnés dans des ghettos. Si Maurice ressent des velléités de révolte, il n’en laisse rien paraître. Son humour, sa dignité, son calme lui offrent le soutien de ses équipiers. Un jour, dans un restaurant de Saint Louis, on refuse de le servir. Stokes se lève pour sortir et dit à ses coéquipiers qu’ils peuvent rester s’ils le désirent. Ceux-ci refusent d’un bloc et sortent avec lui.

Face à la situation, Maurice répond à sa manière, c’est-à-dire sur le terrain. En match d’ouverture contre les Knicks, pour ses débuts en NBA, il marque 32 points, prend 20 rebonds et fait 8 passes décisives. S’il n’est pas très grand pour un ailier fort (il mesure 2,01 m), son physique imposant fait merveille dans la peinture. Prototype du big man, il est le précurseur des ailiers forts rapides et athlétiques du futur. Maurice est clairement en avance sur son temps de plusieurs décennies.

Mais la puissance ne suffit pas pour faire un bon joueur de basket. Perfectionniste, Maurice travaille ses lancers francs et son tir en suspension pendant deux heures tous les matins. Il ne ménage pas ses efforts en défense, contre-attaque à la vitesse de l’éclair, et s’il n’est pas très bavard, il encourage par l’exemple, ne faisant de reproches à ses coéquipiers que lorsqu’ils répètent leurs erreurs. À la fin de la saison, Stokes est le meilleur rebondeur de la NBA, avec 16,3 prises par match. Sans surprise, il est élu rookie de l’année et reçoit une voiture… qu’il revend aussitôt, n’ayant pas son permis.

Trois ans après ses débuts, à seulement 25 ans, Stokes est déjà au sommet son sport. En trois saisons, il a affiché des moyennes successives de 17 points et 16 rebonds, 16 points et 17 rebonds, puis 17 points et 18 rebonds. Au cours de cette période, il a pris 3 492 rebonds, plus que tout autre joueur. Plus impressionnant encore, il a adressé 1 062 passes décisives, ce qui fait de lui le second meilleur passeur de la NBA sur les trois dernières années, derrière le légendaire meneur des Celtics Bob Cousy. Une performance incroyable pour un ailier fort. Depuis qu’il est arrivé en NBA, Stokes a également été sélectionné chaque année pour le All Star Game, et a fait partie de la deuxième meilleure équipe-type.

Qui aurait cru que sa carrière allait brutalement prendre fin quelques mois plus tard ?

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Au cours de la saison 1957-1958, Stokes est toujours sur les mêmes bases. Il affiche une moyenne de 18 rebonds, 17 points et 6 passes décisives. Ses performances donnent une chance aux Royals, qui ont déménagé entre-temps à Cincinnati, d’accéder aux play-offs pour la première fois. Les derniers matchs sont décisifs. Stokes augmente son niveau de jeu et les Royals se qualifient pour les play-offs avant la fin de la saison. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. L’équipe n’a plus qu’à finir tranquillement les rencontres restantes, avant de se lancer dans la course aux play-offs.

Le 12 mars 1958, les Royals jouent leur dernier match de saison régulière contre les Lakers. Comme d’habitude, Maurice fait des merveilles sur le terrain. Soudain, sur une contre-attaque banale, un adversaire tente de le contrer alors qu’il va vers le panier. Le choc est terrible. Maurice passe par-dessus son adversaire et heurte violemment le sol, inconscient. À l’époque, ce genre de choc est monnaie courante en NBA : on secoue Maurice, on le relève, et on attend quelques minutes qu’il reprenne ses esprits avant de le renvoyer sur le terrain. Les Royals remportent le match, 96-89.

Trois jours plus tard, le 15 mars, les play-offs débutent pour Cincinnati. Titulaire indiscutable, Stokes voyage jusqu’à Detroit pour le premier match contre les Pistons. Sur le terrain, il est loin d’être lui-même ; il a beau faire un double double, il paraît léthargique et apathique. Après le match, ses équipiers sont plus soucieux de son état que de la défaite. Sur le chemin du retour, Maurice est pris de vomissements dans le bus qui mène à l’aéroport. À l’arrivée, ses coéquipiers Richie Regan et Dick Ricketts le traînent jusqu’aux toilettes. Maurice confie à Ricketts qu’il se sent si mal qu’il pense qu’il va mourir.

Alors que l’inquiétude grandit, Maurice paraît soudain récupérer un peu. Il dit se sentir mieux et feuillette des magazines dans les boutiques de l’aéroport en attendant le départ. Puis, au moment de prendre place dans l’appareil, il s’effondre d’un coup sur l’escalier d’embarquement. On court chercher un médecin, qui l’examine et juge… que Maurice va bien et qu’il peut monter à bord. Stokes décolle donc avec l’équipe, direction Cincinnati.

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Au cours du trajet, l’état de Maurice empire. Il transpire abondamment. Son lourd manteau de laine est trempé. Ses yeux roulent dans tous les sens. Puis, d’un seul coup, Stokes s’étouffe et est pris de convulsions. On lui donne de l’oxygène en urgence. Le pilote de l’avion appelle Cincinnati pour qu’une ambulance soit présente à l’atterrissage. Maurice est transporté à l’hôpital trente minutes plus tard, pendant que ses équipiers restent dans l’avion, tétanisés et inquiets de savoir ce qui arrive à leur ami.

À l’hôpital, les médecins sont pessimistes. Maurice est inconscient et a 40° de fièvre. On pense qu’il ne passera pas la nuit. Les infirmières l’enveloppent de glace, pendant que ses proches l’entourent. Ils tentent de l’appeler et de le stimuler. Maurice ouvre parfois les yeux et tente de parler, mais il n’y arrive pas. Alors, il pleure, et tout le monde avec lui. Pendant ce temps, de façon macabre, on spécule sur son état : la franchise des Royals, en plein rachat, est vendue pour deux prix : 200 000 $ si Maurice ne se rétablit pas, 225 000 $ dollars s’il peut jouer à nouveau.

Quand Stokes émerge finalement après des semaines de coma, sa carrière de joueur est terminée. Le diagnostic est sans appel : lésion cérébrale affectant le centre de contrôle moteur. Il n’y a plus de connexion entre l’information partant du cerveau et le geste à réaliser. Aucun traitement n’est possible. Maurice ne peut plus parler et son corps est entièrement paralysé. En revanche, son cerveau fonctionne parfaitement. Il peut communiquer avec son entourage en clignant les paupières.

Pour Maurice, la situation est grave. Ses parents sont âgés et n’ont pas les moyens de le rapatrier à Pittsburgh pour qu’il puisse bénéficier des meilleurs soins. Des soins qui, par ailleurs, réclament de l’argent. Or, Maurice n’est pas riche. Comme tous les joueurs de l’époque, il ne touche pas un salaire énorme. Ses coéquipiers non plus. Ses amis ne sont pas davantage favorisés. La question de savoir ce qu’il va devenir, incapable de bouger sur son lit d’hôpital, se pose sérieusement.

C’est alors qu’un ange gardien inattendu va intervenir, en la personne de Jack Twyman.

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Twyman et Stokes sont coéquipiers depuis trois ans, mais ils ne sont pas amis. Ils ne passent jamais de temps ensemble et leurs relations sont amicales, sans plus. En dehors de leur ville d’origine, tout les sépare. Et pourtant, Twyman va décider de prendre les choses en main et de battre pour son équipier. Pourquoi ? Twyman dira plus tard qu’il était simplement de son devoir d’aider quelqu’un qui avait grandi dans la même ville que lui. Le fait que Stokes soit noir et lui blanc ne lui effleure même pas l’esprit. La ségrégation, les différences raciales, le contexte sociétal, tout cela n’a aucune importance. Un homme a besoin de lui, et il compte bien l’aider.

Jack se met au travail. Il commence par remplir les documents nécessaires pour devenir le tuteur légal de Maurice et obtient officiellement la charge. Puis il appelle un ami avocat pour obtenir une indemnisation suite à l’accident. Les deux hommes prouvent devant la cour que Maurice a été blessé durant un match, et obtiennent gain de cause. La somme obtenue est loin de couvrir toutes les dépenses nécessaires pour améliorer les conditions de vie du malade, mais le symbole est fort.

Twyman passe plusieurs nuits à l’hôpital, à surveiller l’état de santé de son équipier. Il communique avec lui en tenant patiemment un alphabet devant ses yeux. Dès qu’il indique la bonne lettre, Maurice cligne de l’œil, jusqu’à former un mot. Un travail long, qui nécessite de la patience. Heureusement, Maurice est bien décidé à retrouver l’usage de la parole : un travail de physiothérapie rigoureux lui permet de réussir à prononcer son nom à l’automne 1958. Un peu plus tard, Maurice est en mesure de déplacer ses doigts. On lui donne une machine à écrire et on attache ses bras juste au-dessus des touches pour lui permettre de les frapper. Le premier message de Stokes est destiné à son ami :

Jack, comment pourrai-je jamais te remercier ?

Le fait de pouvoir communiquer ainsi est un grand soulagement pour Maurice. Il peut exprimer ses pensées, et même critiquer les performances de Jack lors des matchs de basket qu’il regarde à la télévision ! Loin de s’apitoyer sur son sort, Maurice demande à être traité comme une personne normale. Ce qui n’est pas facile pour ses visiteurs. Mais Maurice sait détendre ceux qui viennent le voir, avec un regard, un sourire, une attitude cordiale. Il mettra cependant fin à sa relation avec sa petite amie de l’époque, Dorothy Parsons ; bien qu’elle vienne le voir presque tous les jours, Maurice est conscient du fardeau qu’il représente. Il veut la laisser vivre sa vie. Le couple se séparera bientôt.

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Les problèmes de Stokes sont loin d’être terminés. Les frais médicaux le concernant sont toujours importants. L’état de l’Ohio a beau en couvrir une partie, le déficit reste énorme ; la santé de Stokes dépend essentiellement de dons privés trouvés par Twyman. Celui-ci décide d’organiser un match de charité l’été suivant pour trouver de l’argent. Plus de soixante joueurs de NBA, dont Wilt Chamberlain, voyagent à leurs frais pour y participer. La somme récoltée est énorme et l’expérience se renouvellera pendant plusieurs années. Quand Maurice sera suffisamment en forme pour assister à l’un de ces matchs, les joueurs viendront le serrer dans leurs bras. Maurice essayera de se lever de son fauteuil, mais sans succès.

Pendant dix ans, la vie continue pour Maurice, bien décidé à redevenir un citoyen productif. Il écoute du jazz, lit les poèmes de Langston Hughes, s’intéresse à la politique et manifeste son soutien à Martin Luther King. Quand son état de santé le lui permet, il va dîner avec la famille de Jack Twyman et voyage tant qu’il peut. L’université Saint Francis donnera son nom à leur nouveau centre sportif. À force de travail, Maurice parviendra à refaire quelques pas, et à tenir un discours compréhensible.

Malheureusement, les efforts à fournir sont trop importants. Le cœur de Maurice fatigue. Le 6 avril 1970, douze ans après son accident, Maurice Stokes meurt d’une crise cardiaque à l’âge de 36 ans. Il a vécu les douze dernières années de sa vie du mieux qu’il le pouvait, avec gentillesse et générosité. Il a beaucoup souffert et ne s’est jamais plaint. Beaucoup de gens ont été inspirés par l’histoire de Maurice. Aujourd’hui encore, des athlètes professionnels et des célébrités se rendent tous les ans dans les Montagnes Catskill de New York pour participer à un tournoi de golf portant le nom de Maurice. En 2012, la NBA a également créé le trophée « Twyman-Stokes », récompensant le « coéquipier idéal ».

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L’histoire de Stokes et de Twyman est extraordinaire à bien des égards. Sa portée symbolique a été très importante ; à l’époque, beaucoup de gens furent touchés de voir qu’un Blanc pouvait être préoccupé par le sort d’un Noir en difficulté. Le mouvement pour les droits civiques allait entrer dans son âge d’or et il fut très important pour les Américains de voir que des rapports d’amitié aussi forts entre un Noir et un Blanc était possible, alors que culturellement, tout les dépassait.

Le 5 avril 2004, un jour avant le 34ème anniversaire de sa mort et après une longue campagne dirigée par Jack Twyman, Maurice Stokes est entré au Basketball Hall of Fame. L’occasion pour Twyman de rendre un formidable hommage à son coéquipier. Des extraits de son discours (traduits) se trouvent ci-dessous.

 

 

Nous savons tous quel joueur était Maurice. Je vais parler un peu de l’homme qu’il était. Pour commencer, imaginez ceci : vous allez vous coucher le samedi soir, au sommet de votre jeu ; le monde vous appartient ; vous avez l’avenir devant vous. Et le dimanche matin, quand vous vous réveillez, vous êtes entièrement paralysé. Plus rien ne fonctionne et vous ne savez pas pourquoi.

Comment réagiriez-vous ? Je ne sais pas comment moi, je réagirais. Maurice, lui, a réagi ainsi : après une semaine ou deux, je lui ai demandé ce qu’il avait ressenti en prenant conscience de son état. Il m’a simplement dit : « J’avais deux possibilités : abandonner, ou retrousser mes manches et employer toute mon énergie à essayer de surmonter ça. » Et pendant les années qui ont suivi, c’est exactement ce qu’il a fait. Il s’est soumis à un incroyable régime, du matin jusqu’au soir : kinésithérapie, ergothérapie, exercices d’élocution. Et en même temps, il gardait un œil sur le monde qui l’entourait : le sport, la musique… Songez un peu à cela : alors qu’il était entièrement paralysé, il n’a jamais manqué de voter une seule fois à une élection locale, nationale ou d’état.

C’était extraordinaire de le voir. Pendant toutes ces années, je ne l’ai jamais vu déprimé ou en colère. Il vivait au jour le jour. C’était un homme incroyable et j’ai eu beaucoup de chance de le côtoyer. […] Il inspirait tous ceux qui étaient en contact avec lui et l’hôpital lui a souvent demandé de parler à des patients qui étaient dans une période difficile. […]

Ma famille a accueilli Maurice comme s’il en faisait partie. Nos enfants ont grandi avec lui et nous avions hâte de l’avoir avec nous pour dîner les dimanches soirs. Quand Maurice venait, après quelques minutes, Carole [l’épouse de Jack Twyman] et lui… Je ne dirais pas qu’ils se disputaient, mais ils parlaient avec animation : ils adoraient débattre, de façon très sérieuse. Vous pouvez imaginer combien notre famille a appris de Maurice. On évoque souvent ce que j’ai fait pour lui, mais tout ce que j’ai fait, il me l’a rendu par sa présence et son courage. Toutes les merveilleuses pensées charitables et la générosité venues du pays entier vous permettent rapidement de déterminer ce qui est important et ce qui ne l’est pas.

Pour terminer, mes sentiments ce soir sont un peu mitigés. Je suis très heureux d’être ici pour représenter Maurice ; il mérite d’être au Hall of Fame, c’était un joueur formidable. Je suis un peu triste parce qu’il n’est plus parmi nous. Cela dit, d’une certaine façon, il est peut-être un peu là. Maurice aimait faire la fête, surtout quand il était le centre d’attraction. Je finirai sur ces mots très simples : félicitations, mon grand – tu as réussi.


Source photos : http://www.nba.com

 

 

#9 : La tragique histoire de Maurice Stokes

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Un Maurice Stokes en pleine santé avec les Cincinnati Royals.

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Pour un récit complet de la vie de Maurice Stokes, cliquez ici.

L’histoire de Maurice Stokes est l’une des plus tristes de l’histoire de la NBA, et peut-être même du sport en général. Heureusement, c’est aussi l’une de celles qui redonne espoir en l’humanité. Un article largement détaillé y sera consacré plus tard. Pour l’instant, nous allons simplement voir à quel point la NBA aurait été différente si la carrière de Maurice Stokes ne s’était pas brutalement arrêtée un jour de 1958.

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Maurice Stokes naît le 17 juin 1933 à Pittsburgh. Issu d’une famille modeste, il débute le basket très jeune et remporte deux titres locaux consécutifs avec son lycée. Ses performances lui ouvrent les portes de la prestigieuse université de Saint Francis et de son équipe de basket. S’il ne remporte pas de titre national avec le « Red Flash », Stokes impressionne par son jeu et ses capacités : en quatre ans, il marque 2 282 points et prend 1 819 rebonds. Encore aujourd’hui, aucun étudiant de Saint Francis n’a jamais fait mieux. C’est donc sans surprise que les Rochester Royals sélectionnent le jeune homme en deuxième position à la draft de 1955 (1).

Dès son arrivée en NBA, Stokes démontre à tous qu’il est un ailier en avance sur son temps. C’était un joueur à la Charles Barkley, en plus grand et plus costaud (2,01 m et 105 kg), qui nettoyait les planches, maniait parfaitement le ballon, et déployait autour du panier une panoplie de mouvements très variés (scoop shots, finger rolls, etc.). Pour sa première saison, Stokes remporte le trophée de rookie de l’année et finit dans le top 10 des meilleurs rebondeurs, marqueurs et passeurs. L’année suivante, il termine deuxième meilleur rebondeur, et troisième meilleur passeur.

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Trois ans après ses débuts, à seulement 25 ans, Stokes est déjà au sommet. En trois saisons, il a affiché des moyennes successives de 17 points et 16 rebonds, 16 points et 17 rebonds, puis 17 points et 18 rebonds. Au cours de cette période, il a pris 3 492 rebonds, plus que tout autre joueur. Plus impressionnant encore, il a adressé 1 062 passes décisives, ce qui fait de lui le second meilleur passeur de la NBA sur les trois dernières années, derrière le légendaire meneur des Celtics Bob Cousy. Une performance incroyable pour un ailier fort. Depuis qu’il est arrivé en NBA, Stokes a également été sélectionné chaque année pour le All Star Game, et a fait partie de la deuxième meilleure équipe-type. Il est donc bien parti pour faire une grande carrière.

Jusqu’à ce jour maudit de mars 1958.

Le 12 mars 1958, les Royals se rendent à Minneapolis pour affronter les Lakers. Il s’agit de la dernière rencontre de saison régulière avant les play-offs. Au cours du match, Stokes retombe sur la tête après un contact en montant vers le panier. Il reste inconscient quelques minutes avant d’être réanimé avec des sels et de terminer le match. Après quoi l’équipe repart vers Cincinnati pour préparer les play-offs et le premier match qui doit avoir lieu à Detroit.

Durant les trois jours qui suivent, Stokes n’est ni soigné, ni même examiné ; il prend l’avion pour Detroit et, s’il apparaît très lent, il parvient tout de même à marquer 12 points et prendre 15 rebonds contre les Pistons. Puis, dans l’avion du retour, Stokes se plaint de maux de tête, s’évanouit et tombe dans le coma. À son réveil, il est couché sur un lit d’hôpital, entièrement paralysé.

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Par la suite, on découvre que Stokes a contracté une encéphalite, une maladie rare qui ne se développe que si une infection bactérienne ou un traumatisme du cerveau non diagnostiqué n’est pas traité. La combinaison improbable de plusieurs facteurs – de mauvais soins médicaux, plusieurs vols en avion (la dernière chose à faire avec un traumatisme crânien) et le pauvre Stokes s’échinant dans un match de play-offs alors qu’il allait très mal – avait provoqué des lésions cérébrales, et Stokes passa le reste de sa vie dans un fauteuil roulant. Sans assurance et dans l’incapacité de payer ses soins médicaux, il aurait pu mourir misérablement sans l’intervention de son ancien coéquipier aux Rochester Royals, Jack Twyman, qui devint son tuteur légal et prit soin de lui jusqu’à sa mort, en 1970.

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S’il n’avait pas pris du poids dans la trentaine (on ne sait jamais avec ce genre de choses), Stokes aurait fait partie à coup sûr des meilleurs joueurs du cinquantenaire de la NBA. Comme Oscar Robertson a été territorial pick pour les Royals, on peut supposer qu’un duo Robertson-Stokes aurait changé le cours d’une ou deux finales des années 60. D’un point de vue plus large, la NBA a perdu sa vedette noire des années 50 et 60 la plus charismatique. C’est vraiment dommage. Il n’y a rien de bon à tirer de tout ça, en dehors d’une histoire humaine aussi exceptionnelle que rafraîchissante, qui vous est racontée ici.


(1) Les St. Louis Hawks, qui avaient le premier choix de draft, ont préféré sélectionner un joueur du nom de Dick Ricketts. Celui-ci n’a été choisi que parce qu’il était déjà sous contrat en amateur avec l’équipe de base-ball des St. Louis Cardinals, et que c’était donc plus pratique. En 1957, Ricketts et Stokes seront coéquipiers au sein des Royals ; le tragique accident de Stokes affectera beaucoup Ricketts et il se retirera de la NBA la saison suivante, avec des statistiques personnelles modestes, mais pas insignifiantes.