« Poppo » et ses hommes

« Grantland.com » était un site internet journalistique sur lequel étaient publiés des articles consacrés essentiellement au sport. Il a fermé définitivement ses portes le 30 octobre 2015. Quelques-uns de ses articles et portraits consacrés à la NBA (traduits en français) sont repris sur ce site. Les droits sur les textes, bien entendu, appartiennent à leurs auteurs.

Retour sur le début de carrière de Gregg Popovich, à l’époque où il entraînait la pitoyable équipe des Pomona-Pitzer Sagehens en troisième division universitaire.

par JORDAN RITTER CONN, le 1er octobre 2015

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Par un après-midi hivernal de 1980, l’homme qui allait devenir le meilleur entraîneur NBA de sa génération se tenait dans le gymnase décrépit d’une université de troisième division, désespéré et à court d’idées. Gregg Popovich avait trente ans et n’avait jamais rien gagné de sa vie. Il venait d’être embauché pour relancer le programme de basket-ball des universités de Pomona et Pitzer, deux facultés de sciences humaines et sociales du sud de la Californie si petites qu’elles avaient dû s’associer pour former une équipe sportive. Une équipe qui en cet instant regardait Popovich, vétéran de l’Air Force chargé d’amener l’excellence – ou, au mieux, la médiocrité – à l’une des pires équipes de basket-ball universitaires des États-Unis.

Les Sagehens étaient petits, lents, maladroits, peu combatifs, et n’avaient absolument aucun talent pour le basket-ball. C’étaient de futurs avocats, des intellectuels qui aimaient être entraînés de manière carrée. Popovich voulait gagner un titre national et n’avait aucune tolérance pour la dissidence. Pendant toute la saison, il avait eu du mal à trouver suffisamment de joueurs pour s’entraîner à 5 contre 5. Certains avaient quitté l’équipe. Beaucoup d’autres séchaient l’entraînement pour passer du temps au laboratoire de chimie, potasser leurs cours ou aller aux réunions du conseil étudiant. Ces jours-là, ils s’entraînaient à 4 contre 4.

À 4 contre 4, les Sagehens étaient un peu moins mauvais. L’espace supplémentaire sur le parquet ouvrait la défense et donnait davantage d’espace aux joueurs pour faire des passes et couper. Pour le match à suivre contre l’Université de Redlands, Popovich décida donc que, plutôt que d’essayer de rendre ses joueurs efficaces à 5 contre 5, il les ferait jouer avec un homme de moins.

Le jour du match, les Sagehens ont donc fait remonter la balle en laissant derrière eux un joueur au niveau de la moitié de terrain, occupant un défenseur. Et ils commençaient à exécuter une offensive à quatre joueurs, sans personne au poste. Des failles sont apparues dans la défense et des ouvertures se sont créées, permettant aux joueurs de prendre de bons tirs. Quand Redlands a compris la manœuvre et a voulu utiliser le cinquième défenseur pour faire des prises à deux, les Sagehens ont fait avancer leur cinquième joueur, maintenant sans surveillance, dans une zone libre de tout marquage. Il recevait une passe, tirait, et marquait parfois.

Plusieurs décennies avant de commencer à se passer de Tim Duncan pour la moitié de la saison et construire sa défense autour de l’incapacité de DeAndre Jordan à marquer des lancers francs, Popovich bousculait déjà les us et les coutumes du basket-ball, allant jusqu’à obliger les joueurs à tirer des lancers francs en sous-vêtements. « Il avait plusieurs cartes dans ses manches, explique Peter Osgood, un joueur de la première équipe de Popovich. C’était un magicien qui essayait de faire de nous des bons joueurs. »

Le système offensif improvisé a permis aux joueurs de marquer quelques paniers, mais Redlands a fini par s’ajuster. Pomona-Pitzer a poursuivi son horrible saison avec une nouvelle défaite. D’après ceux qui l’entraînaient et qui jouaient pour lui à l’époque, Popovich (qui a refusé d’être interviewé pour cet article) était à des années-lumière de la dynastie qu’il allait bâtir en NBA. Ce n’était qu’un jeune homme, sans rêve de grandeur, qui ne voulait pas être le dernier des derniers. Pour cela, il lui restait un long chemin à faire.

Les Sagehens sont aujourd’hui des hommes cultivés, avec des souvenirs plus ou moins clairs. Ils sont artistes, enseignants, avocats ou entrepreneurs ; tous sont liés par la période qu’ils ont passée avec celui qu’ils appelaient « Poppo ». Certains ont perdu contact avec leur coach. Beaucoup sont restés en relation avec lui. Plusieurs décennies plus tard, la plupart d’entre eux ont à son sujet la même opinion un peu controversée. Personne ne sait exactement comment le décrire.
« Hmmm… » (Rick Duque.)
« Eh bien… » (Tim Dignan.)
« Vous savez… » (Kurt Herbst, qui fait une pause, comme s’il voulait ne pas dire de bêtise.)
« C’était un bon entraîneur. »

Un bon entraîneur. Dans l’évangile de Popovich, cela se rapproche de l’hérésie. Les dieux sont-ils simplement bons à être divins ? Nous parlons d’un homme qui a remporté cinq championnats NBA au cours des seize dernières saisons, tous avec la même franchise ; d’un entraîneur qui a dominé avec des équipes à la fois laborieuses et improvisées, s’adaptant non seulement à ses joueurs mais aussi à la direction prise par la ligue. L’excellence de ses équipes, année après année, a remis en cause le délai conventionnel pendant laquelle les franchises de NBA peuvent rester prétendantes au titre. Avec le directeur général R.C. Buford, il a inspiré une maxime simple mais efficace d’entraînement et de gestion : « Si vous ne savez pas quoi faire, imitez les Spurs. »

Pourtant, les histoires racontées par les premiers joueurs qu’il a entraînés ne se fondent pas dans la tradition. Popovich n’était pas un génie qui officiait dans une petite école. C’était un entraîneur en pleine évolution, qui s’habillait comme l’as de pique et aimait le bon vin, mais n’avait pas assez d’argent pour acheter les meilleures bouteilles. Sur le terrain, il essayait des trucs bizarroïdes. Quand l’équipe se rassemblait, il tentait d’imiter Bobby Knight. Mais il se souciait profondément des gens autour de lui et même des tâches les plus banales de son travail. Et tout en bricolant, fulminant et expérimentant avec ses marginaux du basket-ball (ce qu’il fera pendant une décennie), il continuait à chercher les relations et les expériences qui l’aideraient à trouver son identité d’entraîneur.

À l’été 1979, l’université de Pomona avait une réputation bien ancrée : celle d’être l’une des écoles les plus sélectives du pays. Celle de Pitzer était plus jeune. Elle était née en plein mouvement hippie, et ses étudiants prétendaient en riant vouloir donner un côté « humain » aux sciences humaines.

Pomona et Pitzer faisaient partie du consortium d’établissements d’enseignement supérieur de Claremont, un groupe de cinq institutions voisines et étroitement liées qui se trouvent à environ une heure à l’est de Los Angeles. Pendant près de deux décennies, Pomona avait eu sa propre équipe. Après la création de Pitzer en 1963, les écoles se sont associées au début des années 70 pour former une équipe qui représenterait les deux établissements. Avant la fusion avec Pitzer, l’équipe de Pomona était mauvaise. Après la fusion, les deux équipes l’ont été ensemble.

Le doyen de Pomona, Bob Voelkel, un ancien joueur de troisième division au College of Wooster, a voulu changer les choses. Contrairement à la plupart de ses collègues, c’était un grand amateur de sport. « Dans ces petites écoles d’élite, explique Lee Wimberly, futur assistant de Popovich, scout des Spurs et entraîneur en chef de Swarthmore, presque tout le personnel de la faculté méprise les entraîneurs. Ils ne les considèrent pas comme leurs égaux. Bob Voelkel était différent. »

À l’été 1979, Reggie Minton, à l’époque entraîneur adjoint de l’Air Force, a reçu un appel lui demandant s’il voulait devenir entraîneur à Pomona-Pitzer. D’après le San Antonio Express-News, il a refusé mais a recommandé Popovich, un autre entraîneur adjoint de l’Air Force. Quelques semaines plus tard, Popovich et sa famille quittaient le Colorado pour la Californie du Sud, où il a hérité d’une équipe composée de joueurs admirablement médiocres. « Dans cette équipe, raconte Osgood, il y avait peut-être quatre ou cinq gars qui avaient été titulaires au lycée. Les autres n’étaient que des cireurs de banc. » L’équipe se construisait comme le faisait Pomona depuis des décennies : avec des tests de niveau. Les entraîneurs distribuaient des tracts, et les volontaires venaient au gymnase pour s’entraîner quelques jours. Les moins mauvais gagnaient le droit de devenir des joueurs de basket-ball universitaires.

Ils s’entraînaient, jouaient et perdaient, encore et encore. Lors de la première saison de Popovich, ils ont terminé avec deux victoires et vingt-deux défaites. Ils ont perdu contre Caltech, la pire équipe universitaire du pays, mettant fin à la série de 99 matchs sans victoire des Beavers. Mais si les malheurs de Pomona-Pitzer continuaient, ses joueurs se rendaient compte que quelque chose changeait. « Poppo était vraiment bouleversé quand nous perdions, confie Osgood. Avant, quand nous nous faisions écraser, on ne changeait rien du tout. Personne ne criait. Personne n’était puni ou pointé du doigt. Gagner ou perdre n’avait absolument aucune importance. Tout d’un coup, c’est devenu le cas. »

Et bientôt, les choses allaient prendre une ampleur encore plus grande. Depuis le jour où il avait mis les pieds sur le campus pour entraîner sa première équipe, Popovich avait commencé à penser au groupe de l’année suivante. Peu importe le nombre de systèmes offensifs improvisés et de techniques de motivation, les Sagehens ne gagneraient jamais sans des joueurs à peu près corrects. Alors, l’hiver suivant, il a essayé une chose qu’aucun entraîneur de Pomona n’avait jamais faite. Il a recruté.

Il a commencé par des lettres formelles, qu’il écrivait et envoyait à presque tous les lycées du tiers occidental des États-Unis. Dedans, il se présentait et expliquait ce qu’il voulait : des jeunes qui, premièrement, savaient jouer au basket-ball et, deuxièmement, avaient une chance d’intégrer l’une des deux écoles pour lesquelles il entraînait. « C’était le processus le moins efficace du monde », révèle Charles Katsiaficas, ancien assistant de Popovich et actuel entraîneur de Pomona-Pitzer. Après avoir bombardé la région avec leurs sollicitations, ils dressèrent une liste de plusieurs centaines de noms – des jeunes qu’un entraîneur d’une ville quelconque pensait être assez intelligents pour aller à Pomona ou Pitzer, et assez bons pour aider l’équipe de Popovich.

La plupart du temps, ces entraîneurs étaient à côté de la plaque. Ils recommandaient de très bons joueurs avec des moyennes insuffisantes, ou des étudiants brillants qui arrivaient à peine à faire un double-pas. Popovich prenait en compte toutes les recommandations. Il passait des coups de téléphone et posait des questions portant sur les qualités physiques et les résultats scolaires. De fil en aiguille, il réduisit sa liste, coupant non seulement les joueurs qui n’étaient pas assez bons, mais aussi ceux qui l’étaient trop – ceux qui se dirigeaient vers Stanford, la Californie ou plus à l’est, en Ivy League. Finalement, la liste ne compta plus qu’une dizaine de noms. Si les matchs de certains joueurs avaient été filmés, il les regardait. Si des joueurs vivaient à proximité, il allait les voir. Sinon, il n’avait pas d’autre choix que de se fier aux statistiques et aux avis de gens qu’il ne connaissait pas. Quand certains de ses choix sont arrivés sur le campus, Popovich ne les avait jamais vu jouer.

« Il était obsédé par ce processus », dit Katsiaficas. C’était un travail fastidieux. Il passait la nuit à son bureau, à lécher des enveloppes et donner des coups de fil. « Mais le plus important, c’était ce qui en découlait. Il fallait donc faire tout ça avec minutie. C’est une activité terriblement ennuyeuse, mais pour que les choses se passent correctement, il n’y avait pas d’autre choix. »

Et voici peut-être le secret le plus incroyable des annales de Pop. L’homme devenu célèbre pour être avare en paroles, l’entraîneur qui s’est fait une spécialité d’humilier les reporters nonchalants, adorait recruter. Il adorait vraiment ça, d’après ceux qui le connaissaient. Ses lettres étaient magnifiques, écrites à l’encre bleue et en cursive. Il s’intéressait aux motivations des joueurs en matière de basket-ball, et bifurquait vers leurs intérêts intellectuels, confiant dans le fait que seul Pomona-Pitzer pourrait récompenser les deux. Il appelait la nuit, souvent le dimanche, et demandait aux étudiants comment se passaient leurs cours et comment allaient leurs familles. Après avoir épuisé tous ces sujets, il essayait de les convaincre de rejoindre son équipe. Comme ils évoluaient en troisième division, il ne pouvait offrir aucune bourse, mais il faisait l’éloge du campus, de la faculté, du beau temps et la possibilité de jouer en championnat.

Et finalement, malgré le statut de génie grincheux le plus aimé du basket qu’est Popovich, il n’y a rien de plus normal. L’homme qui a écrit ces lettres et passé ces appels est l’homme qui a attiré LaMarcus Aldridge à San Antonio, celui que l’on imagine déguster du vin avec Boris Diaw, discuter de l’histoire des Aborigènes avec Patty Mills, et s’entraîner à rester impassible avec Kawhi Leonard et Duncan. Il aime parler, mais seulement en privé et selon ses termes. Dave DiCesaris, qui a choisi Pomona plutôt que d’intégrer une université moyenne de Division I, déclare à son propos : « Je ne sais pas si c’était réellement le cas, mais on sentait qu’il se souciait plus de vous en tant que personne que n’importe quel autre entraîneur. Il était vraiment curieux. On aurait qu’il voulait vraiment vous connaître mieux. »

Pour sa deuxième saison, Popovich a fait passer des tests à tous ses joueurs de l’année précédente. L’enjeu : retrouver leur place de titulaires. Tous ont été renvoyés, sauf deux. Ils ont été remplacés par un transfuge d’une autre école et par seize étudiants de première année. Sept d’entre eux sont entrés dans l’équipe universitaire, tandis que le reste constituait la nouvelle équipe réserve. La taille moyenne de l’équipe est passée de 1,88 m à 1,96 m. « Cette année représente un grand pas en avant dans notre programme », déclarera Popovich au journal étudiant de Pomona. Les Sagehens sont passés de deux victoires à dix, et l’année suivante, lors de la saison 1981-82, ils ont atteint les 50 % de victoires dans leur ligue.

Ils jouaient pour un homme qui était à tour de rôle désagréable et doux, enclin à des crises de colère et toujours à la recherche de son propre style. « Il voulait être Bobby Knight, raconte l’ancien joueur Dan Dargan. À l’époque, tout le monde voulait être Bobby Knight. » Un jour, à la mi-temps, Popovich a frappé un tableau noir à roulettes et l’a brisé en deux avec son poing. Il commençait chaque saison avec trois ou quatre meneurs de jeu, car il savait qu’un ou deux arrêteraient en cours de route. « Je le regardais crier après Tony Parker, dit Ashanti Payne, qui a joué meneur de jeu pour Pomona-Pitzer vers la fin du mandat de Popovich, et je n’avais aucun mal à me mettre à sa place. »

Il recrutait des joueurs corrects, mais rarement des joueurs capables de marquer des lancers francs de manière régulière. Alors, un après-midi, fatigué de leurs errances sur la ligne de pénalité, il a masqué les fenêtres du gymnase avec du papier brun opaque. Il a demandé à la responsable féminine de l’équipe de quitter la salle. Il ne voulait pas d’étrangers, pas de témoins. Les joueurs se sont rassemblés autour de lui et Popovich a annoncé ce qu’il avait prévu. Un par un, ils se présenteraient la ligne et feraient un lancer. S’ils réussissaient leur tir, ils s’éloignaient et attendraient leur prochain tour. S’ils le rataient, ils retireraient un vêtement. Rapidement, les chaussures, les chaussettes, puis les maillots sont tombés. Certains joueurs n’avaient plus sur eux que leurs sous-vêtements. Il avait essayé de les faire recommencer, il les avait punis avec des sprints, il avait voulu corriger leur mécanique de tir. Peut-être que leur faire honte allait enfin fonctionner. Ça n’a pas été le cas. Ça n’a jamais marché. Pendant presque toute sa carrière à Pomona-Pitzer, Popovich n’a jamais aligné une équipe douée aux lancers francs.

Beaucoup de joueurs partaient. C’était logique. Bien avant que les entraîneurs de football américain de la SEC ne popularisent le recrutement massif, Popovich engageait plus d’étudiants de première année par saison qu’il en avait besoin. Une fois sur place, certains ont décidé qu’ils ne voulaient pas subir son joug s’ils ne devaient jouer qu’en équipe réserve. Des étudiants de deuxième et troisième année ont abandonné le campus pour étudier à l’étranger, en Espagne ou en Grèce. Parmi ceux qui sont restés, certains ont choisi de se concentrer sur la préparation de leurs examens d’entrée plutôt que de jouer au basket-ball. « Vous n’êtes pas boursier et vous savez déjà que vous n’allez pas devenir professionnel, explique Chuck Kallgren, qui a joué au cours de la première moitié du mandat de Pop. En plus de cela, vous essayez de vous amuser, de profiter de la vie étudiante, et vous essayez de suivre le rythme dans une école vraiment difficile. Certains de nos gars se sont demandés pourquoi ils s’infligeaient ça. Ils rentraient dans leur dortoir après un match et leurs colocataires leur demandaient où ils étaient passés. La plupart de leurs amis savaient à peine que Pomona a une équipe. »

D’après les joueurs, Popovich comprenait la situation. Il les excusait lorsqu’ils devaient étudier, écrire des articles, assister à des réunions ou à des entretiens. Lorsqu’ils partaient pour un semestre à l’étranger, il les accueillait à leur retour, les intégrant parfois directement dans la rotation en milieu de saison. Popovich assistait à des cours, présidait des réunions et parlait de politique et de philosophie avec des professeurs autour d’une bouteille de vin, souvent prise dans le casier de huit bouteilles qu’il gardait dans le dortoir qu’il partageait avec sa femme et ses enfants. Steven Koblik, un professeur d’histoire de Pomona qui jouait le rôle de conseiller académique de l’équipe, le décrit comme un sparring partner intellectuel. « S’il y a une chose qu’il a retenu de toute cette expérience, c’est peut-être de voir les basketteurs comme davantage que des athlètes, déclare Mike Blitz, un ancien joueur de Saratoga, en Californie. Il nous considérait comme des personnes qui avaient quelque chose à dire. » Maintenant que Popovich n’est plus un entraîneur de troisième division mais une légende en devenir, des questions se posent : y avait-il des signes ? Comment a-t-il réussi à devenir celui qu’il il est aujourd’hui ? Ces réponses ne dépendent pas de faits mais de contorsions mentales, de tentatives d’attribuer un sens à des souvenirs qui autrement n’en auraient pas. « Entraîner Pomona ne lui a pas fait voir en nous des êtres humains, confie DiCesaris. Il avait déjà cette curiosité pour les gens. C’est justement pour cela que Pomona était parfaite pour lui. »

Popovich invitait les joueurs chez lui pour un plat qu’il appelait des « tacos serbes ». Il écrivait des lettres aux mères pour les féliciter des notes de leurs fils, et il faisait jouer les chauffeurs de banc quand il savait que leurs parents étaient dans la salle. Lorsqu’une étudiante de son staff s’est présentée à la présidence des troisième année, il a collé ses affiches autour du gymnase et a enlevé celles de son adversaire. (Elle a gagné.) Il a commencé en portant un costume et une cravate à chaque match, mais au fil des mois, il a laissé tomber le manteau, puis la cravate, et en mars, il piétinait la ligne de touche dans un sweat-shirt à capuche gris et un pantalon de survêtement. « Il a réalisé que nous étions ceux que nous étions, dit l’ancien meneur Evan Lee. Il s’est mis à notre niveau. On avait du mal, mais on a lutté ensemble. »

En 1984, Popovich avait amené le programme à un bon niveau de médiocrité. Les Sagehens étaient laborieux mais efficaces, avec une identité en constante évolution. « Certains entraîneurs recrutent des joueurs en fonction de leur système, explique Wimberly. Nous, nous prenions les joueurs que nous avions la chance d’avoir – ceux qui se présentaient au premier entraînement – puis nous ajustions notre système en fonction de leurs capacités. » Si l’attaque basée sur le rythme et l’espace des Spurs existait dans un coin de l’esprit de Popovich, on n’aurait pas été en mesure de le deviner en regardant jouer Pomona-Pitzer. Ils essayaient de bouger, de se faire des passes, d’appliquer les bases du basket-ball en équipe, mais le plus souvent, leur succès au milieu des années 80 venait de l’un des meilleurs joueurs de la ligue : Dave DiCesaris.

L’équipe a quand même failli perdre sa star en novembre 1984, après deux défaites des Sagehens à l’extérieur, à San Diego, aux alentours de Thanksgiving. Popovich, mécontent de la performance de ses joueurs, a embarqué ses joueurs dans la camionnette Econoline de l’équipe, est passé sans s’arrêter devant le restaurant où il avait réservé un brunch copieux, et les a conduits jusqu’à la salle de sport du campus. Il a fait venir les joueurs sur le terrain et les a fait courir. DiCesaris était furieux, pas contre son entraîneur mais contre son équipe. Il n’avait jamais perdu autant de matchs de sa vie. Il s’est mis à courir, furieux, en hurlant après ses coéquipiers. Puis il a ramassé un ballon de basket et l’a jeté à travers le gymnase.

DiCesaris se souvient alors d’avoir vu Popovich le fixer, ses yeux lançant des éclairs. Il a dit calmement : « Sors de mon gymnase. Tu ne fais plus partie de l’équipe. » DiCesaris est parti et a erré sur le campus sans savoir quoi faire. Il croyait être entré à Pomona uniquement parce qu’il pouvait dunker facilement et marquer des tirs de n’importe quel endroit du terrain. Il s’était déjà demandé s’il était digne de cette école. Maintenant qu’il avait perdu le basket-ball, il commençait à se demander si cela valait encore le coup de rester.

Dan Dargan, l’un des capitaines d’équipe, s’est approché de Popovich après l’entraînement. Il savait qu’il n’y avait qu’un seul joueur ayant le niveau de Première Division dans leur école, et Popovich venait de le chasser du gymnase. Dargan a dit à son entraîneur : « Nous avons besoin de Dave dans cette équipe. » Popovich a cédé. Il a invité DiCesaris à venir le voir dans son dortoir et l’a réintégré. « Ce moment, dit DiCesaris, aurait pu changer toute ma vie. » La saison suivante, les Sagehens ont remporté le championnat de leur Conférence, leur premier en soixante-huit ans. DiCesaris a été nommé MVP de l’équipe. Ils n’ont su qu’ils avaient remporté le titre que le lendemain de leur dernier match. Ils se sont entassés dans le bureau de Popovich, vérifiant le classement final. « Il a commencé à célébrer un peu, se souvient Lee. C’est là que j’ai compris qu’il n’y avait pas de mal à se réjouir. »

L’année suivant le titre de la conférence, Popovich a pris un congé sabbatique. Il s’était rapproché de Larry Brown après avoir essayé, sans succès, d’intégrer le staff de deux équipes entraînées par Brown – l’équipe olympique masculine américaine de 1972 et les Denver Nuggets (qui faisaient partie de l’ABA) en 1976. Pendant son congé, Popovich a passé la moitié de l’année avec Brown au Kansas, restant dans son ombre et servant d’assistant bénévole avec les Jayhawks. La saison suivante, Brown a invité Popovich à revenir à Lawrence avec l’équipe de Pomona-Pitzer pour un match amical de début de saison.

C’est ainsi qu’en 1987, les Sagehens se sont retrouvés à Allen Fieldhouse, où ils ont trouvé 16 000 fans hurlants, un futur entraîneur du Hall of Fame sur la ligne de touche adverse et Danny Manning, l’un des plus grands joueurs universitaires de tous les temps, s’échauffant à l’autre extrémité de la salle. Avant le match, Popovich a déclaré à son équipe : « Ne faites pas attention à ce que je vais dire aux médias. Je dirai certaines choses parce que j’y suis obligé, mais n’y faites pas attention. » Et bien entendu, il a joué l’humilité. « Nous ne pouvons pas gagner, a-t-il déclaré aux journalistes avant le match. C’est impossible. » Mais avec l’équipe, il a changé de ton. « Il voulait qu’on profite de l’occasion et qu’on fasse de notre mieux, dit Duque. Mais dès l’entre-deux de départ, l’esprit de compétition a surgi. Il n’était plus question de simplement s’amuser et de ne pas blesser Danny Manning. On était conscients de notre valeur, mais le but était d’essayer de gagner. »

Ils n’ont jamais eu la moindre chance. « Les pom-pom girls adverses étaient plus grandes que nous, explique Duque. C’était tout simplement impossible. » En seconde période, Popovich a demandé un temps mort, a sorti son tableau blanc et a dessiné une tactique en backdoor qu’il savait que Kansas aimait exécuter. Il a regardé l’un de ses joueurs, John Peterson. « Tu ne peux pas te prendre un écran, dit Lee en citant Popovich. Tu dois le contourner. Et si tu y arrives, tu dois sauter sur ton adversaire direct. Tu dois le gêner. » Lors de la possession suivante, bien entendu, Kansas a exécuté l’action exactement comme Popovich l’avait décrite. Peterson a pris un écran. Il n’a pas réussi à le contourner. Il n’a jamais pu sauter sur son adversaire direct. Il n’a pu que lever les yeux pour voir son adversaire dunker.

Sur le banc, les Sagehens ont éclaté de rire. Il n’y avait rien que Popovich puisse faire, rien que personne ne puisse faire, à part se tenir sur la touche et sourire en secouant la tête. Pomona-Pitzer a perdu 94-38. Dans le journal étudiant de la semaine suivante, le résumé du match avait pour titre : « Kansas surprend les Sagehens ».

Au cours des décennies suivantes, tout en passant du banc des Spurs et du poste d’assistant de Brown à celui de directeur général de San Antonio (et de revenir sur le banc en tant qu’entraîneur principal), Popovich a gardé le contact avec ses anciens joueurs de Division III et ses entraîneurs adjoints. Il venait voir leurs matchs et leurs entraînements chaque fois que les Spurs étaient à Los Angeles. Après les matchs, il parcourait le pays en voiture jusqu’à Salt Lake City, Oakland, Seattle ou Minneapolis, et en sortant des vestiaires, il trouvait ses anciens joueurs, ses assistants et même ses anciens managers prêts à aller dîner avec lui. Certains joueurs confient qu’il les a invités à San Antonio en insistant pour qu’ils ne paient rien. Il a visité des hôpitaux. Il posait des questions sur les carrières, la santé et les familles. De temps en temps, ils écrivaient pour demander des conseils, et il leur répondait.

Aujourd’hui, les joueurs sont un peu sur la défensive. Ils le voient à la télévision, en train de dévorer des reporters en entier. Ils savent qu’il peut être particulièrement retors. Mais ils insistent sur le fait que si l’on arrive à découvrir sa tendresse, on voit les moments négatifs de Popovich comme une part de son charme. « J’avais du mal à juger sa valeur en tant qu’entraîneur à l’époque, dit DiCesaris. Mais je savais que je jouais pour quelqu’un qui se souciait de moi. Et les années qui ont suivi m’ont donné raison. »

Aucun des joueurs de la Division III de Popovich ne s’attendait à ce qu’il fasse une carrière d’entraîneur digne du Hall of Fame. Pas plus que Popovich, selon son ancien entraîneur adjoint Katsiaficas. À Pomona, le futur gourou des Spurs ne suivait pas la NBA et il n’avait pas l’ambition nécessaire. Katsiaficas déclare : « Il ne se souciait pas de sa carrière, mais il se souciait vraiment, vraiment de son travail. » Pourtant, parfois, dans les moments calmes avec ses assistants, Popovich s’interrogeait sur ses propres capacités. Wimberly se souvient de l’avoir entendu dire : « Vous savez, on a tout ce qu’il faut pour être aussi bons que les entraîneurs qu’on voit à la télévision. La seule différence est qu’ils ont eu les bonnes opportunités ou qu’ils connaissent les bonnes personnes. »

Au cours de son semestre au Kansas, Popovich a lié connaissance avec la bonne personne. Lui et Brown s’étaient déjà bien entendus, mais le fait de travailler ensemble cette saison a approfondi leur lien. Et quand Popovich est revenu à Pomona pour la saison 1987-88, tout s’est accéléré. Le doyen qui l’avait embauché – Bob Voelkel, que Popovich appelait son deuxième père – est décédé peu de temps après le retour de Popovich d’un congé sabbatique. L’administration était moins désireuse de soutenir les activités sportives. Et à l’été 1988, lui, sa femme et son entraîneur adjoint Wimberly se sont réunis pour se demander s’il était temps de faire un changement. Ils ont allumé la télévision et ont vu que Larry Brown avait été embauché par les Spurs. Le mentor de Popovich se dirigeait vers la NBA. « Tu devrais l’appeler, se souvient d’avoir dit Wimberly à Popovich. Il peut peut-être te prendre avec lui. »

Mais Pop était réticent. D’une part, il hésitait encore à quitter ses joueurs et l’école où il avait élu domicile. Mais il y avait quelque chose en plus : il ne savait pas s’il le méritait. « Il pensait que Larry Brown allait lui rire au nez », dit Wimberly. Popovich avait trente-neuf ans et était devenu un gagnant. Pourtant, il semblait toujours manquer de la confiance qui le mènerait au sommet. Wimberly l’a encouragé. La femme de Popovich aussi. Finalement, il a cédé. Et tout a commencé ainsi, il y a vingt-sept ans, juste avant de recevoir l’offre qui le mettrait sur la voie de cinq championnats NBA – lorsqu’un Gregg Popovich hésitant a pris son téléphone.

« Malice at the Palace »

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« Malice at the Palace ». C’est le nom donné à l’événement survenu en NBA le 19 novembre 2004, le plus incroyable du nouveau siècle et le plus traumatisant du mandat de David Stern en tant que commissionnaire. La vidéo de l’incident a été vue, revue, et retirée de YouTube pour violation des droits d’auteur plus que tout autre clip relatif à son sport. Bill Walton, alors commentateur pour ESPN, le qualifiera du « pire moment jamais vécu en trente ans de NBA ». Ce qui s’est passé cette nuit-là est allé bien au-delà des millions de dollars d’amendes et des nombreux matchs de suspension infligés par la ligue. Voici l’histoire en détail.

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1er juin 2004. Les Detroit Pistons éliminent de la course au titre les Indiana Pacers après une Finale de Conférence Est électrique. Les Pistons ont enlevé un sixième match décisif, profitant notamment des performances décevantes de Jermaine O’Neal et Jamaal Tinsley, deux des joueurs-clef d’Indiana. Quinze jours plus tard, Detroit bat les Lakers en finale pour remporter, à la surprise générale, le titre de champion NBA. Les Pacers ont ruminé leur défaite tout l’été ; sur le papier, leur équipe était meilleure que celle des Pistons, et ils avaient le sentiment d’avoir laissé passer leur chance. Bien qu’ayant des styles de jeu similaires, les deux équipes ne s’aimaient pas ; c’était une rivalité à l’ancienne, comme celle entre les Knicks et les Bulls. Le triomphe des Pistons a donc laissé les Pacers particulièrement amers.

Durant l’intersaison, Indiana renforce ses troupes en recrutant Stephen Jackson, un excellent petit ailier au jeu très intense. Avec Reggie Miller (futur Hall of Famer), l’intérieur Jermaine O’Neal (All-Star) et le défenseur de l’année Ron Artest, les Pacers se positionnent parmi les favoris dans la quête du titre. Les Pistons, quant à eux, conservent sans surprise les joueurs qui leur avaient permis de remporter le titre (le colosse Ben Wallace, son homonyme Rasheed, l’arrière Rip Hamilton, le meneur Chauncey Billups, et le longiligne ailier Tayshaun Prince) et renouvellent simplement leur banc : Corliss Williamson, Mehmet Okur et Mike James s’envolent vers d’autres horizons, pendant que Antonio McDyess, Carlos Delfino et Derrick Coleman rejoignent l’effectif.

Deux semaines à peine après le début de la nouvelle saison, les Pacers retrouvèrent les Pistons pour la première fois depuis leur défaite en play-offs, et dominèrent la rencontre. Les Pistons revinrent à moins de cinq points au quatrième quart-temps, avant de rater leurs dix tirs suivants. Indiana en profita pour creuser l’écart, grâce notamment à deux tirs à trois points d’Austin Croshere et de Stephen Jackson. Mais le match était devenu de plus en plus agité. Au cours du quart-temps, Rip Hamilton avait donné un violent coup de coude dans le dos de Jamaal Tinsley, qui aurait pu facilement valoir une faute flagrante. Finalement, à cinquante-sept secondes de la fin, Stephen Jackson réussit deux lancers francs pour donner à Indiana une avance insurmontable : 97 à 82.

À cet instant, le match était plié, mais la tension était toujours présente. On pouvait sentir des deux côtés une certaine animosité. Un membre de l’équipe des Pacers – dont l’histoire n’a pas retenu le nom – souffla à Ron Artest : « C’est bon, tu peux t’en faire un », ce qui signifiait qu’il pouvait régler ses comptes avec un joueur adverse. Artest décida de « se faire » l’intérieur Ben Wallace, qui l’avait balancé un peu plus tôt dans la structure du panier en bloquant son double-pas. Sur l’action suivante, il commit une grosse faute sur Wallace, en train de partir vers le cercle. En réaction, Wallace repoussa violemment Artest, le faisant reculer jusqu’à la table de presse.

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La colère de Wallace était compréhensible. Le match était terminé, et la faute inutile et d’une violence inhabituelle, ce qui explique sans doute pourquoi le joueur des Pistons a réagi comme il l’a fait. Mais Wallace traversait aussi une épreuve difficile : son frère Sam était décédé la semaine précédente et il revenait tout juste sur les parquets après avoir manqué deux matchs. Pendant que les arbitres et plusieurs joueurs des deux équipes cherchaient à éloigner un Wallace hors de lui, Artest décida inexplicablement de s’allonger sur la table de marque, les mains croisées derrière la tête, en attendant que tout se calme.

D’une certaine manière, Artest a fait preuve de provocation en se couchant sur cette table. Il a attrapé le casque radio d’un commentateur comme s’il allait s’adresser aux téléspectateurs, et paraissait plein d’arrogance. Il est resté allongé sur la table pendant une bonne minute et demie, sous les cris et les obscénités des supporters de Detroit. Les autres joueurs présents sur le terrain au moment de l’incident (O’Neal, Jackson, Tinsley et Fred Jones pour Indiana ; Rasheed Wallace, Hamilton, Hunter et Smush Parker pour Detroit), les entraîneurs et les arbitres étaient au milieu du terrain, en train de calmer Wallace. Personne ne se soucia donc de faire descendre Artest de la table. Fatigué, Wallace jeta finalement son brassard en direction de son adversaire, sans que celui-ci  réagisse.

C’est à ce moment-là que tout dégénéra.

En s’allongeant sur la table de marque, Artest avait éliminé les barrières entre les joueurs et la foule – en principe, le banc et les responsables de presse font séparation. Artest était toujours en position couchée lorsqu’un spectateur jeta sur lui un gobelet en plastique rempli de bière et de glaçons. Artest, qui avait un tempérament explosif, n’était pas du genre à prendre quelque chose au visage sans riposter : il s’est immédiatement levé, et a sauté par-dessus les journalistes pour charger dans les tribunes.

La suite est assez difficile à décrire car il se passa plusieurs choses en même temps. En cherchant à rejoindre les tribunes, Artest piétina Mark Boyle, le commentateur radio des Pacers, lui infligeant des micro-fractures à cinq vertèbres. Mike Brown, l’entraîneur assistant d’Indiana, tenta d’arrêter son joueur, rata son coup, et continua à le poursuivre jusque dans les gradins. Artest attrapa celui qu’il croyait être le lanceur et le secoua violemment, sans s’apercevoir que le vrai coupable était son voisin. (Contrairement à la rumeur, il n’a frappé personne ; il a juste attrapé l’individu par le col.) Les autres spectateurs, voulant défendre l’agressé, s’en prirent aussitôt à lui.

Le spectateur qui avait réellement jeté le gobelet (un certain John Green) tenta d’attraper Artest par le cou. Au même moment, un autre spectateur jeta une bière sur Artest à bout portant, aspergeant au passage Stephen Jackson, venu prêter main-forte à son équipier. Jackson, aussi soupe-au-lait qu’Artest, riposta avec un grand coup de poing. Fred Jones, qui avait rejoint les deux joueurs, évita de peu une énorme droite lancée par David Wallace, un autre frère de Ben. Et Mike Brown, qui essayait de faire sortir Artest des tribunes, se fit lâchement frapper par derrière par Green. Les joueurs et les entraîneurs des deux équipes se précipitèrent alors à leur tour pour tenter d’arrêter les dégâts.

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La réaction d’Artest, aussi excessive soit-elle, était prévisible. Si vous faites défiler la liste des trente équipes ayant joué la saison 2005, et que vous vous demandez quels sont les deux équipiers les plus à même de déclencher une bagarre dans les tribunes, les grands favoris sont Artest et Jackson, deux joueurs qui pouvaient disjoncter subitement sans étonner personne. Quand on sait que les supporters des Pistons ont été hostiles toute la soirée, aucune personne suivant régulièrement la NBA n’a été surprise de voir Ron Artest et Stephen Jackson en train de se battre avec les spectateurs au troisième rang du Palace. (Jackson a d’ailleurs largement surpassé son équipier, envoyant des rafales de coup de poing dans les gradins comme s’il était en pleine crise de nerfs.)

À cet instant, le match se transforma en un véritable chaos. Jermaine O’Neal, qui voulait suivre le mouvement, en fut empêché par son garde du corps personnel. Jamaal Tinsley envoya valser un journaliste du Detroit News, qui lui barrait l’accès aux tribunes, et rejoignit la mêlée. Elden Campbell quitta le banc et, avec Rasheed Wallace, monta à son tour dans les gradins pour essayer de calmer les choses. Rick Mahorn, l’ancien « Bad Boy » devenu commentateur radio, tenta de séparer tout le monde, en s’efforçant de protéger les marqueurs officiels qui se trouvaient à ses côtés. Derrick Coleman prit sous son aile les ramasseurs de balle, dont le jeune fils de Larry Brown, l’entraîneur des Pistons. Les autres joueurs des Pistons – Darvin Ham, Antonio McDyess et Tayshaun Prince – restèrent sur le parquet, incrédules, à regarder le spectacle.

La question que l’on peut se poser à ce moment là est : mais que faisait la sécurité ? Il n’y en avait aucune. Le Place d’Auburn Hills était l’une des plus grandes arènes de la NBA et pouvait accueillir 22 000 personnes. Les agents de sécurité auraient dû grouiller dans le bâtiment, mais il n’y avait que trois policiers, tous dépassant la cinquantaine, pour gérer les choses. Aucun d’entre eux n’a pu empêcher les gens de sauter les uns par-dessus les autres et se joindre à la bagarre. Calmer les joueurs était tout aussi impossible ; lorsqu’un garde prénommé Mel tenta d’attraper O’Neal par la taille, celui-ci le balança au loin comme une poupée de chiffon. Un spectacle incroyable.

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Artest est resté dans les tribunes pendant quarante secondes, avant de se faire tirer vers le banc d’Indiana. De bonnes âmes tentaient de séparer les fans et les joueurs, mais la situation ne se calmait pas. Au contraire, elle semblait devenir de plus en plus périlleuse. La sécurité en sous-effectif était tellement préoccupée par ce qui se passait dans les tribunes que plusieurs personnes en profitèrent pour descendre sur le parquet et défier les joueurs. Alvin Shackleford et Charlie Haddad, deux supporters des Pistons, approchèrent d’Artest, dont le maillot était déchiré, et une nouvelle altercation s’ensuivit. Artest frappa Shackleford, et Jermaine O’Neal, arrivé en renfort, mit Haddad K.O. d’un énorme coup de poing. Il le frappa avec une telle violence que s’il n’avait pas glissé sur du liquide répandu au sol avant de le frapper, il l’aurait peut-être tué.

La vue des spectateurs frappés par Jackson et O’Neal a rendu les fans des Pistons encore plus furieux. Ils ont hué de plus belle et se sont mis à lancer sur le terrain tout ce qui leur tombait sous la main. Un supporter des Pistons a même jeté dans les tribunes une chaise en métal, occasionnant des blessures à plusieurs spectateurs. À cet instant, la police, introuvable pendant les dix premières minutes, entra enfin en action avec des sprays au poivre. Reggie Miller, qui ne jouait pas et avait suivi le match depuis le banc des Pacers en tenue de ville, supplia les policiers de ne pas l’asperger : « S’il vous plaît, non ! Je porte un costume à cent dollars ! » Le consultant NBA William Wesley quitta son siège, éloigna Artest de Haddad et Shackleford, et empêcha la police de le gazer, parvenant à le ramener de l’autre côté du terrain.

Tout le monde avait compris que les joueurs et les entraîneurs d’Indiana devaient rentrer au vestiaire le plus vite possible. Malheureusement, cela signifiait les escorter à travers le tunnel… au milieu des fans furieux. Larry Brown, l’entraîneur des Pistons, attrapa un micro pour demander aux supporters de se calmer, mais ce qui se déroulait sous ses yeux était tellement confus qu’il ne put prononcer un mot. Chaque fois que la situation paraissait sous contrôle, un nouveau combat éclatait. La violence était à son comble. Il y avait des blessés et des enfants en pleurs, dont le plus jeune fils de Darvin Ham, que les caméras de télévision montrèrent en train de sangloter, consolé par son frère. À cet instant, personne n’aurait été étonné de voir quelqu’un sortir un couteau ou un revolver. C’est dire à quel point la situation était inquiétante.

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Artest fut raccompagné vers les vestiaires sous une pluie de déchets et de projectiles. Stephen Jackson le suivit, en hurlant et en agitant les bras avec un air de défi pendant que les gens lui jetaient de la bière. O’Neal lui emboîta le pas, s’arrêtant pour insulter un fan qui avait jeté un objet, avant de se faire éloigner par Wesley et d’autres. Jamaal Tinsley, qui avait quitté le terrain, revint en brandissant un balai au-dessus de sa tête, mais fut renvoyé dans les vestiaires avant qu’il ne puisse en découdre. Finalement, de manière inattendue, les joueurs et les entraîneurs des Pacers sortirent tous en sécurité.

Une fois dans les vestiaires, les joueurs et les entraîneurs des Pacers restèrent debout, incrédules, en se demandant quoi faire. L’ambiance était surchauffée et les joueurs très en colère. Rick Carlisle, l’entraîneur, tenta de calmer les esprits, mais il fut pris à partie par O’Neal, qui l’accusa d’être intervenu à mauvais escient. Une nouvelle bagarre entre les joueurs et l’encadrement faillit s’ensuivre. Ce fut en voyant l’état de Mike Brown, les vêtements trempés et déchirés et la bouche pleine de sang, que les deux camps prirent conscience qu’ils étaient dans le même bateau et finirent par se calmer. Le match fut officiellement annulé avec 45,9 secondes à jouer. Score final : Indiana 97, Detroit 82.

Mais la soirée n’était pas encore terminée pour les Pacers. Ils devaient encore sortir de l’arène sans qu’aucun membre de l’équipe ne soit arrêté. Les policiers voulaient appréhender Artest, Mike Brown (accusé d’avoir agressé un spectateur par derrière) et un autre joueur. Mais le deuxième entraîneur assistant des Pacers, Kevin O’Neill, a rapidement envoyé tout le monde dans le bus qui les avait amenés jusqu’à l’arène. Les policiers ont voulu faire descendre les joueurs, qui ont refusé, et après avoir longuement discuté, O’Neill a obtenu des services de police qu’ils n’arrêtent personne, et interrogent les joueurs ultérieurement après examen de la vidéo.

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En fin de compte, la bagarre s’est bien terminée ; de manière incroyable, personne n’a été gravement blessé. Mais il était évident que des sanctions seraient prises. La ligue a agi dès le lendemain. David Stern a publié une déclaration qui commençait ainsi :

« Les événements du match d’hier soir étaient choquants, répugnants et inexcusables. Ils ont couvert de honte toutes les personnes associées à la NBA. Ceci démontre pourquoi nos joueurs ne doivent pas monter dans les tribunes, quels que soient les provocations ou le comportement des personnes assistant aux matchs. Une enquête est en cours et je m’attends à ce qu’elle soit terminée d’ici demain soir. »

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Épilogue

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Ron Artest a été suspendu sans salaire pour le reste de la saison 2004-2005. Il a raté 86 matchs (73 de saison régulière et 13 de play-offs) et a purgé la suspension non-relative à la drogue la plus longue de l’histoire de la NBA. Il a également dû payer près de 5 millions de dollars d’amende. La saison suivante, Artest n’a joué que 16 matchs pour Indiana ; il a été placé sur la liste des joueurs inactifs, puis, le 25 janvier 2006, a été échangé à Sacramento contre Peja Stojakovic.

Stephen Jackson a été suspendu pour 30 matchs (sans salaire).

Jermaine O’Neal a été suspendu pour 25 matchs (sans salaire), avant de voir sa sanction réduite à 15 matchs.

Anthony Johnson, le meneur remplaçant des Pacers, a été suspendu cinq matchs (sans salaire).

Reggie Miller a été suspendu un match.

Ben Wallace a été suspendu six matchs.

Chauncey Billups, Elden Campbell et Derrick Coleman ont été suspendus un match.

John Green (le spectateur qui avait jeté le gobelet sur Artest) a été condamné à 30 jours de prison et deux ans de mise à l’épreuve pour voies de fait et coups et blessures.

Charlie Haddad, le spectateur assommé par O’Neal, a déposé plainte contre Anthony Johnson, O’Neal et les Pacers. O’Neal a été condamné à payer 1 686,50 $ à Haddad, qui a reçu une peine de deux ans de probation pour être entré sur le terrain sans autorisation et déclenché une bagarre. Il a été condamné à 100 heures de travaux d’intérêt général et à suivre un programme de travail de dix week-ends consécutifs dans un comté.

David Wallace a été condamné à un an de mise à l’épreuve et à des travaux d’intérêt général.

Bryant Jackson, le spectateur qui avait jeté la chaise dans les gradins, a été retrouvé après la diffusion sur internet de la vidéo de l’incident par la police locale. Il a été accusé d’agression et de coups et blessures, et a été condamné à une peine de probation de deux ans et à une amende de 6 000 $.

O’Neal, Artest, Jackson, Johnson et le pivot remplaçant des Pacers David Harrison ont accusés de voies de fait et de coups et blessures. Les procureurs du comté d’Oakland les ont condamnés à 250 $ d’amende chacun et un an de travaux d’intérêt général avec sursis. Cinq supporters des Pistons (John Green, William Paulson, Bryant Jackson, John Ackerman et David Wallace) ont été bannis du Palace à vie.

Les Pistons ont à nouveau rencontré les Pacers au deuxième tour des play-offs de 2005. Ils l’ont emporté en six matchs et sont allés jusqu’en finale pour la deuxième année consécutive, perdant contre San Antonio après une série de sept matchs extrêmement serrée.

Juste avant la bagarre, les Pacers avaient plié le match face aux Pistons et s’étaient légitimement positionnés en tant que l’équipe à battre en 2005. En l’espace de cinq minutes, tout est parti en fumée. L’année suivante, ils ont perdu au premier tour contre New Jersey, puis ont raté les play-offs les quatre années suivantes. Reggie Miller a pris sa retraite ; O’Neal est devenu une star grincheuse et trop payée exploitant mal son talent ; Jackson et Jamaal Tinsley ont été arrêtés après une fusillade à l’extérieur d’un club de strip-tease ; et Shawne Williams a été arrêté pour possession de marijuana en 2007. Les Pacers ont échangé Jackson à Golden State en 2007 contre Mike Dunleavy et Troy Murphy, O’Neal a fait ses bagages pour Toronto en 2008 et Tinsley est parti en 2009 après avoir reçu l’interdiction de jouer suite à l’incident du strip-club. Les fans en sont arrivés à détester tellement l’équipe que les Pacers ont affiché le plus mauvais taux d’affluence de la ligue, avec 12 000 sièges occupés en moyenne par match contre 17 000 avant l’incident du Palace, et ils ont failli déménager après avoir perdu 30 millions de dollars en 2009. Avec Larry Bird en tant que président des opérations, ils ont fini par se reconstruire avec des joueurs comme Danny Granger, Paul George et Tyler Hansbrough. Mais cela a duré six ans, et l’équipe a souffert de façon spectaculaire.

La NBA, pour finir, a tiré les leçons de l’incident et instauré de grands changements, concernant notamment la politique de la ligue en matière d’alcool et les relations entre les joueurs et les supporters. Comme Stern l’a déclaré un an après la mêlée :

« Premièrement, les joueurs ne peuvent pas monter dans les tribunes. Ils doivent laisser faire la sécurité et ne pas se faire justice eux-mêmes. Deuxièmement, les supporters doivent être responsables car ils ne peuvent pas faire tout ce qu’ils veulent juste en achetant un billet. Troisièmement, nous devons continuer à revoir et mettre à jour nos procédures sur la sécurité et le contrôle des foules. »