1964 : la NBA en grève

MSG1963

Bob Cousy, premier président du syndicat des joueurs NBA, passe le ballon à son successeur Tommy Heinsohn lors d’un match contre les Knicks au Madison Square Garden, le 22 janvier 1963 (1).

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Quand on parle de grève en NBA, on pense aux fameux « lock-outs » décidés par les propriétaires de franchise en 1999 et 2011, qui ont paralysé le championnat et amputé la saison régulière d’un grand nombre de matchs. Pourtant, un conflit bien plus important avait opposé joueurs et dirigeants plusieurs années auparavant, un conflit dont l’issue a changé l’avenir de la NBA et dont l’histoire reste malheureusement très ignorée, aussi bien aux États-Unis qu’ailleurs.

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C’était il y a plus de cinquante ans. Frustrés par des salaires trop bas, des déplacements excessifs et l’absence d’un régime de retraite, les joueurs de NBA prirent en 1964 l’une des décisions les plus hardies de l’histoire du sport professionnel : celle de boycotter le All-Star Game. Pour la première fois dans l’histoire du sport américain, des professionnels célèbres ont risqué leur carrière et leur paye pour une cause commune. Pour la première fois dans l’histoire du sport, un syndicat de joueurs a obtenu une véritable victoire avec la mise en place du premier plan de retraite pour sportifs de l’ère moderne. C’est en 1964 que les graines de la free agency et des gros contrats ont été plantées. Sans le mouvement de grève, la NBA ne serait sans doute jamais devenue ce qu’elle est aujourd’hui : une ligue générant 5 milliards de dollars de revenus par an et dont les joueurs gagnent un salaire annuel moyen de 5,7 millions de dollars.

Au début de son existence, la NBA est loin d’être un paradis pour les joueurs, dont le statut oscille entre amateurisme et semi-professionnalisme. Les joueurs gagnent entre 4 000 et 5000 $ par saison, une somme insuffisante pour les faire vivre uniquement de leur sport et qui les contraint à exercer un emploi en parallèle. Il n’existe ni régime de retraite, ni salaire minimum, ni prestations maladies. Le service militaire est obligatoire pour les futurs rookies et les contraint à sacrifier une à deux années de carrière. L’encadrement et les conditions de travail ne sont pas plus reluisantes, avec des entraîneurs amateurs et une hygiène de vie largement ignorée. Pas de quoi pavoiser pour une activité qui occupe les joueurs près de six mois par an. Quant aux relations avec les « patrons », elles sont inexistantes.

« Les joueurs étaient les pantins des propriétaires. Nous avions le sentiment d’être des esclaves car nous n’avions aucun droit. Nous étions payés une misère et il fallait exercer un autre emploi l’été. C’était l’âge de pierre du basket-ball. » (Jerry West au L.A. Times en 2011)

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En 1954, huit ans après la création de la NBA, un joueur se décide à prendre les choses en main. C’est Bob Cousy, l’une des plus grandes stars de l’époque. Conseillé par son agent, Joe Sharry, il adresse une lettre à huit des meilleurs joueurs (un par équipe existante) pour leur demander appui et soutien dans le projet de création d’un syndicat destiné à défendre l’intérêt des joueurs. Sept d’entre eux répondent positivement. Andy Phillip, l’arrière des Fort Wayne Pistons, est le seul à ne pas pouvoir s’engager en raison de la farouche opposition affichée par son patron, Fred Zollner. Quelques semaines plus tard, l’Association des Joueurs NBA (National Basketball Players Association ou NBPA) voit le jour, avec Cousy à sa tête en tant que premier président.

Dès janvier 1955, Cousy remet au commissionnaire de la NBA Maurice Podoloff une première liste de revendications, parmi lesquelles :

  • L’attribution des salaires n’ayant pas été versés aux joueurs des Baltimore Bullets après la disparition de leur équipe en cours de saison précédente ;
  • L’abolition de l’amende de 15 $ que les arbitres pouvaient distribuer sans restriction aux joueurs ayant discuté ou protesté contre une décision ;
  • Une limite de 20 matchs d’exhibition par saison, dont les joueurs auraient leur part de profit ;
  • La mise en place d’un comité impartial pour arbitrer les conflits entre joueurs et propriétaires ;
  • Un tribut de 25 $ pour les apparitions publiques des joueurs autres qu’à la radio, la télévision ou dans le cadre d’une œuvre de charité ;
  • Le paiement des frais de déménagement des joueurs transférés.

La NBA, qui a refusé de reconnaître le statut de la NBPA, rejette toutes les requêtes, ne consentant qu’à payer deux semaines de salaire à six des anciens joueurs de Baltimore. Loin d’être découragé, Cousy continue le combat, en profitant de son statut de joueur-phare de la ligue.

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En 1957, les choses commencent à bouger ; non seulement les joueurs menacent sérieusement de faire grève si l’on continue à les ignorer, mais les dirigeants de la NBA apprennent que Cousy est sur le point de rencontrer les responsables d’autres organisations sportives pour tenter une alliance qui augmenterait la puissance de la NBPA. Prudente, la NBA parlemente et reconnaît officieusement la NBPA au mois d’avril, tout en accédant à la plupart des requêtes émises en 1955. Une première victoire pour le syndicat, qui va cependant connaître un coup dur l’année suivante, lorsque Cousy démissionne de son poste de président après n’avoir pas reçu la cotisation syndicale annuelle de 10 $ de la part de nombreux joueurs. Son coéquipier Tommy Heinsohn, qui travaillait dans une compagnie d’assurances quand il ne jouait pas et avait aux yeux des joueurs une certaine expérience de la fonction, est choisi pour lui succéder.

La prise en main de Heinsohn fut à l’image du joueur qu’il était. Les négociations se firent plus agitées et plus agressives, pendant que Cousy et d’autres stars comme Wilt Chamberlain continuaient à se plaindre de la longueur interminable de la saison (25 et 30 matchs de préparation et 72 matchs en saison régulière, sans compter les matchs de play-offs !) ainsi que du fait de devoir voyager tout le temps, des salaires trop bas, de la programmation trop intense qui mettait à mal les organismes et du refus de la ligue de les empêcher de faire deux matchs le même jour ou deux matchs en deux jours. En janvier 1961, Heinsohn parvint à un accord avec les propriétaires de franchise pour un plan de retraite : les joueurs de plus de 65 ans ayant évolué au moins cinq ans en NBA recevraient 100 $ par mois, et ceux avec au moins dix ans de carrière recevraient 200 $ par mois. Les détails devaient être réglés avant la fin du mois de février. Mais encore une fois, les négociations flanchèrent.

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Larry Fleisher (2).

À la suite de cet échec, Heinsohn prend conscience qu’il a besoin de renfort. Après avoir rencontré plusieurs candidats, il engage comme directeur exécutif un avocat diplômé d’Harvard, Larry Fleisher. Sous l’égide de ce dernier, les exigences des joueurs se font plus concrètes : outre la reconnaissance officielle de la NBPA en tant que porte-parole des joueurs NBA et la demande toujours pressante d’un plan de retraite, les revendications portent sur les conditions de travail (repas offerts, entraîneurs à temps plein à domicile et à l’extérieur) et le calendrier (pas de matchs le dimanche après avoir joué le samedi soir). Mais la NBA continue à faire la sourde oreille….

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C’est en 1964 que la cocotte-minute explose pour de bon. Au cours des mois précédant le All-Star Game, les joueurs de la NBA et leur syndicat avaient été méprisés une fois de trop par les propriétaires de franchise et la hiérarchie de la ligue. Les dirigeants et les joueurs représentant la NBPA s’étaient rendus à une réunion du Conseil des Dirigeants, après avoir été assurés d’obtenir une audience avec les patrons. Ces derniers les laissèrent purement et simplement poireauter à l’extérieur de la salle. Le nouveau commissionnaire de la NBA, Walter Kennedy, est quant à lui sur la même ligne que son prédécesseur Maurice Podoloff, qui avait fait tout son possible pour contrecarrer les efforts des joueurs.

Tommy Heinsohn en a assez. Il décide de passer à l’action. Avec deux autres joueurs-vedette, Lenny Wilkens et Bob Pettit, il met au point le plan ultime : boycotter le All-Star Game.

Le All-Star Game de 1964, qui doit se jouer à Boston en début de semaine (et non le week-end comme aujourd’hui), est un gros événement. Les meilleurs joueurs de la ligue s’affrontent. Chamberlain, Russell, West, Robertson et Baylor sont au pinacle de leur carrière. D’autres noms célèbres (Lucas, Havlicek, Heinsohn, Lenny Wilkens, Sam Jon, Hal Greer) sont présents, sans compter le plus grand entraîneur de tous les temps (Auerbach) qui doit entraîner l’équipe de l’Est. On attend également d’importants joueurs de l’histoire des Celtics, dont l’ensemble de l’équipe de 1946 à 1947, ainsi qu’une bonne partie des stars à la retraite venues pour jouer un match de Vétérans avant l’événement principal. De plus, pour la première fois, le All-Star Game est retransmis en prime time à la télévision sur la chaîne ABC, qui a signé avec la NBA un contrat de 4 millions de dollars sur 5 ans. Autant dire que les joueurs ont plusieurs atouts pour faire pression dans leur manche. Et ils comptent bien s’en servir.

Le mardi 14 janvier, date du All-Star Game, les joueurs et les propriétaires se retrouvent à Boston l’après-midi, retardés par la tempête de neige qui sévit au-dehors. Wayne Embry et ses coéquipiers des Cincinnati Royals, Oscar Robertson et Jerry Lucas, ont été détournés vers Minneapolis et Washington avant de prendre le train pour Boston. Lorsqu’ils arrivent à l’hôtel, ils trouvent Heinsohn en train de rassembler les joueurs dans une salle, les forçant plus ou moins à signer une pétition pour boycotter le match. La rumeur d’une grève a été entendue, mais personne ne prend l’information au sérieux. Les joueurs prendraient de gros risques. Le jeune Wayne Embry, 26 ans, fait partie des meilleurs joueurs du monde, mais il n’est pas une superstar et il vit du chèque que la NBA lui remet tous les mois. Si les choses tournent mal, il peut perdre son emploi. Mais il est décidé à faire preuve de solidarité. La peur au ventre, Embry laisse sagement les anciens discuter.

Lorsque les joueurs arrivent dans les vestiaires, les discussions vont toujours bon train. Certaines vedettes influentes (dont Wilt Chamberlain) veulent jouer d’abord et négocier ensuite. Un vote est organisé. Les résultats sont partagés : 11-9 en faveur de la grève. Les négociations continuent. Finalement, deux heures avant le match, les leaders du mouvement (Heinsohn, Russell et Wilkens) informent le commissionnaire Walter Kennedy qu’ils ne joueront pas avant qu’un accord sur les retraites ne soit trouvé.

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C’est l’affolement dans les vestiaires. Interloqués, les propriétaires interviennent en personne pour demander aux joueurs de reconsidérer leur décision. Mais ceux-ci tiennent bon. La tension monte peu à peu et les menaces pleuvent, ne faisant que fortifier la résolution des joueurs. Walter Brown, le propriétaire des Celtics, hôtes de l’événement, a énormément à perdre ; il traite Heinsohn de « pire gredin du monde des sports », disant qu’il l’enverrait « jouer à Hawaii s’il avait une équipe là-bas ».

Avec le temps, une légende urbaine intéressante concernant cet instant s’est propagée : au moment où les joueurs dissidents paraissaient avoir finalement convaincu les autres de jouer, le propriétaire des Lakers, Bob Short, bloqué en dehors du vestiaire par un policier, aurait envoyé un message ordonnant à ses joueurs (West et Baylor) de s’habiller et de « ramener leur cul » sur le terrain. Bien entendu, l’effet escompté fut inverse.

Il a dit au vieux policier irlandais : « Je suis Bob Short, le propriétaire des Lakers. Va dire à Elgin Baylor que s’il ne ramène pas son cul sur le terrain en vitesse, sa carrière est finie ! »  Quand le flic lui a rapporté ça, Elgin a répondu : « Dis à Bob Short d’aller se faire f… » (Tommy Heinsohn)

Difficile de savoir si cette anecdote est vraie. Bob Pettit a confié dans une interview qu’il ne se rappelait pas d’une telle histoire. Ce qui est cependant certain, c’est que le temps s’écoulait et que le commissionnaire Kennedy était de plus en plus nerveux car les représentants de ABC le menaçaient de rompre leur association si les joueurs les laissaient tomber en prime time. Après avoir discuté avec les propriétaires, il frappa à la porte des vestiaires quinze minutes avant le début du match et s’engagea à mettre en place un plan de retraite, tout en accédant aux autres requêtes des joueurs concernant les conditions de travail et la reconnaissance de la NBPA. Malgré cela, les joueurs continuaient à se demander s’il fallait entrer sur le terrain.

« Il y avait beaucoup de discussions. Certains joueurs étaient pour, d’autres contre. Certains pensaient toujours qu’il ne fallait pas jouer. Je crois que c’est Wilt Chamberlain qui a dit : Le commissionnaire a promis de faire tout ce qui est en son pouvoir. On doit jouer ce match. » (Bob Pettit)

Un nouveau vote à main levée débouche sur un score de 18-2 en faveur du déroulement du match. Cette fois, la cause est entendue. La rencontre commence sans que personne ne se souvienne de l’heure du coup d’envoi. D’après Pettit, les joueurs sont entrés trois à quatre minutes avant l’heure prévue, se sont échauffés en faisant un ou deux double-pas et ont joué le match. Embry se rappelle d’un retard d’environ 15 minutes. D’autres sources évoquent « la grève de 22 minutes ». Quoi qu’il en soit, cette nuit-là, l’équipe de l’Est battit celle de l’Ouest 111 à 107 et Robertson fut nommé MVP avec 26 points, 14 rebonds et 8 passes décisives. Bill Russell marqua 13 points et prit 21 rebonds. Chamberlain marqua 19 points et prit 20 rebonds. Et Pettit marqua 19 points et prit 17 rebonds.

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Les vrais vainqueurs, bien sûr, furent les joueurs et leur syndicat. Le plan de retraite, initialement prévu pour couvrir uniquement les joueurs actifs, fut élargi aux joueurs ne devant commencer leur carrière que l’année suivante. Cet événement et ce qui en a découlé fut le socle de la condition des joueurs d’aujourd’hui. Aujourd’hui encore, les joueurs en sont fiers.

« Ce qui s’est passé il y a 50 ans était vraiment un grand moment dans l’histoire de la NBA et pour ses joueurs. Plus tard, je suis passé de l’autre côté de la barrière et cet événement a bénéficié aux deux parties. Il y aura toujours des négociations syndicales. Le monde serait injuste s’il n’y en avait pas. » (Wayne Embry)

« Nous ne gagnions pas beaucoup en terme de salaire. Aujourd’hui, ce serait vraiment très difficile quand on sait que les joueurs touchent plusieurs millions par an pour jouer au basket. […] Je ne suis même pas sûr que beaucoup d’entre eux sachent ce qui est arrivé. » (Oscar Robertson)

« Il est important que [les joueurs d’aujourd’hui] sachent. J’espère avoir l’opportunité de les mettre au courant. » (Bob Pettit)

Ce sera chose faite en février 2014 : pour le cinquantième anniversaire de la grève, un résumé vidéo de l’action des All-Stars de 1964 a été diffusé avant la rencontre annuelle entre représentants des joueurs.

Pour terminer, soulignons l’action déterminante de Larry Fleisher dans le combat des joueurs : après le succès de 1964, il conseillera la NBPA de façon bénévole pendant 19 ans, permettra aux joueurs d’être agents libres en défendant ce droit devant le Congrès et contribuera à la fusion NBA-ABA, à l’instauration du plafond salarial et à la mise en place de sanctions pour les joueurs consommant des drogues dures. Il est entré au Hall of Fame en 1991.

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Aucun documentaire n’a encore été consacré à la grève de 1964 et il existe peu d’informations à ce sujet. La source principale pour l’écriture de cet article provient du journaliste Steve Aschburner, de http://www.nba.com, qui a publié sur son blog « Hang Time » un compte-rendu très complet le 13 février 2014. Je le remercie pour son travail.


(1) Source : http://stlsportshistory.com/

(2) Source : http://www.hoophall.com/

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